Entretien

Caroline Estremo : “La difficulté et la beauté de l’humour, c’est qu’on ne peut pas plaire à tout le monde”

02 septembre 2023
Par Lisa Muratore
Dans “J'aime les gens”, Caroline Estremo raconte avec humour son quotidien d'infirmière.
Dans “J'aime les gens”, Caroline Estremo raconte avec humour son quotidien d'infirmière. ©Caroline Estremo

À l’occasion du lancement de sa tournée dans toute la France pour son spectacle J’aime les gens, L’Éclaireur a rencontré l’humoriste Caroline Estremo.

Infirmière aux urgences, Caroline Estremo a ému la toile en 2016 en racontant la difficulté de son quotidien de soignante. Après des millions de vues et l’écriture de plusieurs livres, comme #Infirmière (2018, Pocket) et Allez, ça va bien se passer (2022, First), la jeune toulousaine a voulu réaliser un rêve d’enfant : celui de monter son propre seule en scène. Baptisé J’aime les gens, le spectacle revient sur son expérience, au cœur du milieu hospitalier, entre humour noir et absurde.

À l’aube de sa tournée, qui démarrera le 12 septembre prochain à Nancy, L’Éclaireur a rencontré Caroline Estremo afin de parler de sa trajectoire inédite, de ses sources d’inspiration, ainsi que de l’écriture de son spectacle.

Comment passe-t-on d’infirmière urgentiste à humoriste ?

J’ai toujours aimé ça, sauf que, quand j’étais plus jeune, mes parents m’ont souvent dit que je devais faire “un vrai métier”. J’ai donc suivi le parcours classique pour devenir infirmière. Puis, un jour, à l’hôpital, j’ai passé une journée plus lourde que les autres et je suis tombée sur une vidéo d’Anne Roumanoff qui rendait hommage aux soignants dans une chronique. J’ai trouvé ça très drôle.

C’est là que je me suis dit que je devais faire pareil : monter des vidéos qui raconteraient mon quotidien d’infirmière aux urgences. Alors, je me chauffe un peu, je tente quelques trucs et je finis par poster une vidéo sur Facebook. Au début, c’était principalement pour faire rire les collègues 

Sauf que la vidéo fait le buzz, et cartonne. De là, on me propose d’écrire des livres, puis d’écrire un spectacle. Au début, je me dis que c’est une blague. Puis, l’idée mûrit en moi : au pire, qu’est-ce que j’y perd ? De la fierté ! Ce n’est pas très grave. Finalement, on m’a soufflé l’idée et ça n’a fait que raviver un rêve d’enfant. J’y suis allée, ça m’a plu, les gens ont rigolé.

Puis, une tournée a été montée, et évidemment la question de mon avenir en tant qu’infirmière s’est posée. Je me dis que l’on a qu’une vie et que ça serait trop bête d’avoir des regrets, donc je me lance. Au pire, si ça ne fonctionne pas, j’ai toujours mon diplôme d’infirmière [rires] ! À priori, on en manquera toujours ! 

Qu’est-ce qui est le plus dur entre l’écriture d’un livre et celle d’un spectacle ? 

Je pense que ce sont deux exercices différents. J’ai commencé par l’écriture d’un livre et ça m’a paru “facile”, car j’écrivais ma vie. J’ai raconté mon histoire sans grand talent d’autrice, mais tout s’est fait naturellement. L’écriture du spectacle a été tout aussi naturelle, mais ce qui différencie ces deux expériences, c’est la mise en scène. Je n’avais personne avec moi. Ça a été très dur au niveau de la technique puisque, pour délimiter la scène, j’étais dans mon salon, je mettais un coussin à droite et un coussin gauche. 

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J’ai vraiment appris la technique au fur et à mesure, sur scène. C’est difficile parce que, à la limite, si les gens n’aiment pas un livre, je ne vois pas leur réaction. Mais, sur scène, s’ils ne rient pas, c’est compliqué à encaisser. Finalement, ce n’est pas l’écriture le plus dur, c’est la mise à nu, parce qu’on ne sait pas si ça va plaire.

Quel souvenir gardez-vous de la construction de votre spectacle malgré ces moments de doute ? 

Je dirais que ça a été aussi dur qu’excitant parce que je suis très pointilleuse, je suis dure avec moi-même. Même quand je fais un bon spectacle, je trouve toujours des choses à redire. J’ai bien vu au début que je n’avais pas la technique, donc j’ai beaucoup travaillé. Parfois, j’y suis aussi allée à l’instinct, j’ai tenté des choses, j’ai accéléré le rythme, j’ai ralenti, j’ai ajouté des blancs. 

Ce n’est pas un secret, il faut s’entraîner, s’entraîner et s’entraîner. J’ai fini par être aidée par Clémence Chardon, qui est aujourd’hui ma manageuse. Durant mes premiers spectacles, chaque soir, on prenait un kebab après le show et on discutait toute la nuit sur les choses à améliorer. Pour moi, ça c’est très excitant, de créer, de tester ses limites, de jouer et même parfois d’échouer. 

Comment s’est déroulée votre première scène ?

Ma toute première scène, c’était dans un théâtre de Paris. Une dame de banlieue parisienne m’avait appelée, elle avait été infirmière et avait toujours rêvé de voir une infirmière sur scène. Elle avait prévu quatre dates, tout était complet, mais, la veille de la première, elle me demande de jouer le spectacle devant elle.

Je me retrouve donc la veille de mon premier stand-up à jouer un spectacle que je n’ai jamais montré à personne devant une personne qui va juger si finalement elle a bien fait de me prendre. Ça a été très dur. Devant le public, le lendemain, j’ai trouvé les gens très accueillants. Après, il y a toujours des scènes un peu plus compliquées…

« Le plus beau retour qu’on m’ait fait, c’est une dame qui m’a dit qu’elle était en thérapie depuis six mois pour un burnout et qu’en une heure de spectacle, je lui avais fait plus de bien que son psy. »

Caroline Estremo

Je pense à la quatrième scène que j’ai faite : il y avait dix personnes dans la salle. C’était un groupe de jeunes handicapés mentaux. Au premier rang, ils ne comprenaient pas mon spectacle, quant aux éducateurs, je pense qu’ils ne voulaient clairement pas être là [rires]. C’est ce qu’on appelle un tunnel : j’étais seule sur scène, sans un bruit et sans un rire. Ça a été assez douloureux, mais je pense que l’on est obligé de passer par des moments comme ça quand on est humoriste. Il faut avoir des claques et des moments de grande solitude pour qu’après on puisse relativiser. 

Après toutes ces expériences, comment vous sentez-vous aujourd’hui avant de monter sur scène ? 

J’ai toujours la pression, mais elle est un peu plus supportable aujourd’hui. Avant, j’étais vraiment stressée un mois avant la date. Aujourd’hui, je commence à stresser une heure avant le spectacle. Parfois, j’ai tellement de stress que ça m’arrive encore de vomir. C’est très fort, mais une fois que je suis sur scène et que j’entends le premier rire, ça disparaît. 

« C’est une façon de passer un message à tout le monde, que ce soit les institutions ou le commun des mortels, et de rappeler comment ça se passe vraiment à l’intérieur des hôpitaux, à travers l’humour. »

Caroline Estremo

Au tout début, je ne faisais pas d’improvisation, j’étais dans mon texte. Depuis peu, j’arrive à me lâcher, à improviser, à sortir de ma zone de confort, à aller jouer avec le public. Mais ça, encore une fois, c’est parce que j’ai eu cette claque. 

Quels sont les retours les plus marquants de la part de votre public ? 

C’est un peu kitsch, mais je retiens vraiment l’amour des gens. Ils ont un amour à donner que je reçois avec beaucoup de plaisir. J’ai beaucoup de compliments, mais le plus beau retour qu’on m’ait fait, c’est une dame qui m’a dit qu’elle était en thérapie depuis six mois pour un burnout et qu’en une heure de spectacle, je lui avais fait plus de bien que son psy. Plusieurs personnes, infirmiers et infirmières notamment, me disent qu’ils sont au bout du rouleau et qu’après avoir vu mon spectacle, ils sont heureux d’aller travailler. C’est vraiment chouette, je suis contente que le message final passe, à savoir que c’est dur, mais qu’est-ce qu’on l’aime ce métier ! 

Ce spectacle aborde évidemment la crise hospitalière, mais à votre niveau. Dans un sens, ça vous permet d’exorciser les moments difficiles que vous avez vécus ?

Oui. Quand j’ai commencé à écrire ce spectacle, je ne le voyais pas comme une thérapie ou un moyen d’exorciser tout ce que j’ai vécu. C’est à partir du moment où je l’ai joué et où j’ai commencé à avoir des retours du public que j’ai réalisé son aspect thérapeutique. 

J’avais peur de tomber dans la revendication et d’être politisée ; qu’on rentre dans un débat. Avec ce spectacle, je veux juste raconter mon vécu, comment je l’ai ressenti. Après, bien sûr, sur la crise hospitalière, c’est une façon de passer un message à tout le monde, que ce soit les institutions ou le commun des mortels, et de rappeler comment ça se passe vraiment à l’intérieur des hôpitaux, à travers l’humour. 

J’ai l’impression que ce spectacle est une sorte de grève que l’on va écouter avec légèreté. Ça permet aussi d’y voir un peu plus clair. J’ai certains retours du public qui me disent qu’ils ont appris des choses, qu’ils ont réalisé des choses sur le milieu hospitalier et les difficultés. 

La musique a également son importance dans le spectacle. C’est un vrai ressort. Comment percevez-vous ce mélange entre musique et humour ? 

C’est un ressort que j’ai directement intégré au spectacle parce que je l’utilise instinctivement dans la vie de tous les jours, quand il m’arrive un tracas. C’est peut-être de la schizophrénie [rires]. Dans les moments difficiles, j’aime toujours ajouter un peu d’humour et de légèreté. Je suis celle qui peut avoir un fou rire lors d’un enterrement. 

« L’humour, c’est très difficile, car c’est un art particulièrement subjectif. »

Caroline Estremo

Ce mélange d’humour et de musique m’est venu naturellement quand j’ai commencé à écrire. Il y a eu plusieurs essais, il y a eu d’autres musiques, j’ai tenté des choses, certaines n’ont pas marché. Après, j’ai des incontournables comme le gimmick du Ti Amo, qui m’est venu plus tardivement, mais qui participe à donner des fenêtres de respiration dans le rythme. 

Il y a plusieurs sortes d’humour dans votre spectacle. Parmi tous les registres que vous utilisez, avez-vous une préférence ? Comment décririez-vous votre univers humoristique ? 

C’est une bonne question, parce que j’aime un peu tous les styles. Tous les styles d’humour me font rire et j’aime beaucoup l’humour noir, même si je trouve que je n’en abuse pas dans le spectacle. J’aime aussi beaucoup l’humour potache, mais je suis une fervente défenseuse de l’humour spontané. Je ne sais pas si ça existe, mais c’est peut-être dans celui-ci que je me reconnais le mieux.  

Vous évoquiez Anne Roumanoff et votre rêve d’enfance. Avec quelles références humoristiques avez-vous grandi ? Qui sont vos inspirations ? 

Je suis un peu de l’ancienne génération. La grande dame pour moi, c’est Florence Foresti. J’ai commencé au tout début avec Franck Dubosc que j’aimais beaucoup. Je l’avais vu au Zénith en spectacle, j’avais adoré. J’ai beaucoup aimé Jamel Debbouze. Son spectacle 100% Debbouze, ça a été une révélation : cette capacité d’aller rebondir, de mettre en images des situations. Ça m’a plu parce que ce n’était pas comme le sketch à l’époque de Gad Elmaleh qui joue un personnage.

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Il raconte une histoire, il arrive à mettre en scène. Je ne connaissais pas la technique à cette époque-là, mais ça a été une révélation. Quand je l’ai vu, je me suis dit : “C’est ça que je veux faire.” Puis Foresti a débarqué ; ce petit bout de femme qui explique tout, qui pose tout avec une classe. Maintenant, j’aime beaucoup Roman Frayssinet, qui est complètement taré. Il est génial, j’adore cet humour absurde, je suis pliée à chacun de ses sketchs. Je trouve qu’il repousse les limites classiques de l’humour. Je dois aussi citer Baptiste Lecaplain qui est complètement fou lui aussi. Ce sont des gens qui m’inspirent beaucoup. 

Vous évoquez plusieurs générations de stand-up. Quelle vision avez-vous de la scène humoristique aujourd’hui ? 

Je suis persuadée que l’on peut continuer à avoir des pépites qui sortent et qui arrivent à faire du stand-up quelque chose de très original. Je pense notamment à Nordine Ganso et son spectacle Violet. Il a été très fort parce qu’avec son spectacle, il a tout compris. Il arrive, il est habillé en violet et tu l’écoutes, parce que, d’une part, il présente bien, et d’autre part, il a son style. Il raconte sa vie de façon candide.

« Tout le monde a sa place sur scène, tant qu’il ou elle a envie de raconter son histoire. »

Caroline Estremo

C’est ce que j’aime beaucoup dans le stand-up, l’originalité. Malheureusement, je trouve qu’il y a beaucoup de gens qui s’engouffrent dans le stand-up en se disant que c’est cool et que c’est facile. On le voit, certains humoristes ont vraiment pris le premier tee-shirt et jogging qui passaient par là et ont raconté trois blagues à l’arrache.

Ça me dérange, du moins je trouve ça dommage parce que je me dis qu’il faut que tu bosses, il faut écrire, chercher un style pour attraper les gens. Après je dis ça sans être une professionnelle, mais c’est ma vision du stand-up. On peut en faire quelque chose de dingue, on peut accrocher les gens avec un style à soi. C’est ce qu’a fait Paul Mirabel avec ses silences qui nous gênent ! C’est du génie.

L’humour est aussi un art très difficile à maîtriser…

Oui, c’est très difficile, car c’est un art particulièrement subjectif. Avant, les sketchs étaient le format privilégié. Aujourd’hui, les gens veulent se rapprocher du stand-up ; qu’on leur raconte ce qu’il s’est passé dans le métro l’autre jour. C’est toute la difficulté et la beauté de l’humour finalement, c’est qu’on ne peut pas plaire à tout le monde.

Vous êtes également une femme humoriste. Quel regard portez-vous sur la place des femmes dans ce milieu ? 

Je pense que la situation évolue. Sur les plateaux d’humoristes, bien souvent, il y a une femme pour dix hommes. Il y en a donc moins, mais tout le monde a sa place sur scène, tant qu’il ou elle a envie de raconter son histoire. Peu importe le genre, finalement. On a tous une histoire à raconter et après, c’est à nous de vouloir la raconter ou pas, et de la raconter avec humour ou avec fracas. Je dis surtout bienvenue aux garçons et bienvenue aux femmes !

Comment percevez-vous l’utilisation des réseaux sociaux ?

Je leur dis merci, parce que c’est ce qui m’a fait démarrer. Depuis que je suis jeune, je veux faire ce métier. Ma mère me disait d’envoyer des cassettes ; à l’époque, on se filmait et on envoyait un extrait à Dieu sait qui pour qu’il se passe peut-être quelque chose. Aujourd’hui, Instagram et Facebook sont de gigantesques CV.

Les réseaux sociaux, c’est énorme, c’est idéal pour la visibilité. Les producteurs se régalent, ça leur permet de trouver de nouveaux talents. Après, toute la difficulté et l’injustice de ce système, on le constate avec d’autres humoristes, c’est que tu peux passer des heures sur une vidéo, à faire du montage, à écrire, pour ne récolter que 10 000 vues.  

Caroline Estremo sera en tournée dans toute la France à partir du 12 septembre 2023. ©Caroline Estremo

On est dans une société qui va très vite et c’est toute la difficulté des réseaux sociaux : être toujours dans le moment et toujours travailler son image pour que ça marche. C’est ambivalent, mais je les perçois surtout comme une bonne chose, car ça permet de tester des choses, d’avoir une visibilité, de sortir du lot. Pour tout cela, c’est un grand oui.

Comment appréhendez-vous la tournée qui approche ?

Je suis excitée parce que ça va bombarder, mais j’ai aussi un peu peur. Ce n’est pas tant le Zénith de Toulouse qui m’effraie, car c’est un rêve d’enfant et une consécration ; je suis ravie de jouer à la maison. C’est surtout que je vais terminer ce spectacle. Mon bébé prend fin. C’est dur de se dire que l’on est sur la bouture finale. Là, il va falloir pondre un deuxième bébé et repartir dans le stress. Il va falloir retravailler, retomber, et se relever. 

Comment voyez-vous ce deuxième spectacle ? Sera-t-il en lien avec les hôpitaux, ou est-ce que ce sera quelque chose de plus personnel ? 

Ça va être beaucoup plus personnel. Bien sûr qu’il y aura des rappels à mon métier d’infirmière, mais je pense que j’ai fait le tour. Ça a été épuisé dans tous les sens. D’autant que maintenant, il y a de plus en plus de soignants qui se mettent à faire des vidéos humoristiques. 

Je pense que ce sera plus intéressant dorénavant de raconter des choses beaucoup plus personnelles, à savoir ma vie, notamment comment je suis passée d’une femme mariée avec un homme à une femme. Raconter comment on a vécu tout ça, toujours avec mon propre ton, qui j’espère plaira aux gens. Je me dis que mon parcours a quelque chose d’inédit et vaut le coup d’être raconté sur scène. 

J’aime les gens, de Caroline Estremo, en tournée dans toute la France du 12 septembre 2023 au 25 janvier 2024. Billetterie par ici.

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Article rédigé par
Lisa Muratore
Lisa Muratore
Journaliste