Escales estivales pour ceux qui voudraient associer leurs lectures à leur destination de vacances. Cette semaine, le Portugal.
Fabriquer un mythe fondateur avec Les Lusiades, de Luis de Camoes
Luis de Camoes est aujourd’hui considéré comme le grand poète national du Portugal, celui qui le premier a fait rayonner la langue lusitanienne à travers le monde. À la manière de Virgile dans L’Énéide ou Homère dans Odyssée et Iliade, il raconte dans Les Lusiades, un poème épique au lyrisme foudroyant, la grande épopée de son pays et nous donne à lire un roman d’aventures trépidant dans les dédales de l’histoire portugaise.
Publié en 1572, ce texte fondateur glorifie la naissance et le destin d’une nation et d’un empire, alors à son apogée. Le récit central de l’œuvre se concentre sur la découverte de la route maritime des Indes par Vasco de Gama quelques années plus tôt, mais Luis de Camoes multiplie les digressions et les voyages dans le temps pour fabriquer la mythologie de son pays. Il ne se prive pas non plus pour chanter son admiration envers son peuple, fier et fort. Des explorateurs qui sont sans cesse partis à la conquête du dehors.
Comprendre l’âme portugaise avec Le Livre de l’intranquillité, de Fernando Pessoa
Il s’agit là sans doute du plus grand chef-d’œuvre de la littérature portugaise, un ouvrage qui figure dans la très sérieuse liste des 100 meilleurs livres de tous les temps, établie en 2002 par le Cercle norvégien du livre. Journal de l’intime, mêlant chronique du quotidien et méditation transcendantale, écrit de 1913 à 1935, soit pendant les 20 dernières années de la vie de Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité ne fut pourtant publié qu’en 1982. À la recherche de plénitude intérieure plutôt que de célébrité, presque en quête d’une disparition face aux considérations terrestres, l’écrivain portugais s’était en effet dissimulé derrière un double de papier, un modeste employé de bureau de Lisbonne, Bernardo Soares. Une fois la vérité révélée, le monde n’a pu que constater l’infinie beauté d’une œuvre torturée et le génie d’un homme oublié.
Œuvre inqualifiable, Le Livre de l’intranquillité est une introspection minutieuse, douloureuse, impitoyable, doublée d’une réflexion sur le rapport étrange d’un homme au monde qui l’entoure. D’une noirceur et d’une tristesse infinie, il rayonne par sa poésie autant que par sa capacité à bousculer le lecteur, à le pousser loin dans les retranchements les plus cachés de sa psyché. Ce texte hypnotique vous absorbe tout entier. Avant de s’y plonger, il faut savoir quand remonter, sous peine de perdre pied. Un objet rare qui éclaire l’humanité.
Arpenter l’histoire portugaise avec Le Dieu manchot, de José Saramago
1982 est décidément une année décisive pour la littérature portugaise. En plus de la publication posthume du Livre de l’intranquillité, elle voit éclore le talent de José Saramago, une des voix lusitaniennes les plus singulières, le seul de son pays à avoir remporté le prix Nobel de littérature. Avec Le Dieu manchot, le natif d’Azinhaga nous emmène dans les couloirs du temps, direction le XVIIIe siècle. En 1720, Joao V règne sans partage sur le Portugal et la société est couverte d’une chappe de plomb. L’Inquisition fait régner la terreur, la religion écrase tout, dirige tout. Tout manquement au dogme est sévèrement puni. Le roi érige à Mafra, lieu d’accomplissement du miracle, un monumental palais-couvent pour asseoir son pouvoir.
C’est dans ce contexte autoritaire que l’on découvre Balthazar, un ancien soldat mutilé, ouvrier sur le chantier, et sa compagne Blimunda, une femme qui perçoit des choses que le commun des mortels ne voit pas. Ils font la connaissance de Bartolomeu de Gusmao, l’inventeur d’une machine qui permettrait à l’homme de voler. Nos trois larrons représentent tout ce que cherche à pourfendre l’Inquisition : l’hérésie, la croyance en la science, la liberté de pensée et d’expression. Ensemble, ils s’élancent dans une folle aventure.
Récit picaresque bourré d’aventures, grande fable philosophique héritée des Lumières, puissante charge politique contre l’obscurantisme, Le Dieu manchot est un roman total qui dit beaucoup des tensions à l’œuvre dans l’histoire portugaise, sans cesse tiraillée entre un courage et une soif d’apprendre, et une croyance religieuse prétexte à toutes les dérives.
Écorner les images d’Épinal avec Traité des passions de l’âme, d’Antonio Lobo Antunès
Antonio Lobo Antunès ne fait pas dans le détail. C’est un écrivain déménageur qui bouscule, déplace, dépoussière et terrasse. Loin des cartes postales portugaises et des stéréotypes du fado mélancolique, de la saudade et de L’Intranquillité de Pessoa, le romancier fait dans le brûlot politique et dans la prose qui fourmille, et balaie les non-dits. Traité des passions de l’âme n’est peut-être pas son œuvre la plus connue, mais c’est la plus représentative de sa fureur et de sa poésie.
À Lisbonne, il raconte la confrontation entre un juge d’instruction et le membre d’une organisation terroriste d’extrême gauche. Les deux hommes ont un passé en commun, ils ont quasiment été élevés ensemble dans une propriété cossue du quartier de Benfica. À la différence près que le juge était le fils du jardinier et le terroriste celui de la riche famille qui l’employait.
Entre enquête judiciaire et souvenirs intimes, on assiste à un face-à-face qui symbolise toutes les tensions de la société portugaise et de son histoire tourmentée. Avec ce petit théâtre politique du Portugal moderne, drôle parfois, cruel souvent, complexe tout le temps, Antonio Lobo Antunès marche dans les pas de Camus et incarne la figure de l’intellectuel engagé portugais.
Saluer la pluralité portugaise avec Le Cartographe des absences, de Mia Couto
Le Brésil, bien sûr, mais aussi le Mozambique, l’Angola, la Guinée-Bissau… le Portugal a longtemps été un puissant empire colonial qui a rayonné aux quatre coins du globe. De cette histoire tumultueuse, comme peut l’être celle de la colonisation française, il reste une glorieuse littérature lusitanienne qui existe hors des frontières du Portugal. Si le Brésil mériterait un article a lui tout seul, le Mozambique peut quant à lui se glorifier de posséder un écrivain majeur, une plume virtuose qui laissera sans aucun doute une trace dans la littérature mondiale.
Né dans cette colonie africaine, médecin, biologiste et militant féroce pour l’indépendance de son pays, Mia Couto déploie depuis près de 40 ans une œuvre à la langue envoûtante, mélange de portugais traditionnel et de dialecte mozambicain. Une littérature remplie de beauté de fureur pour raconter la construction douloureuse d’une jeune nation. Dans Le Cartographe des absences, couronné l’année dernière du prix Femina, il pousse à son paroxysme tout ce qui fait le sel de sa littérature. Surtout, il se raconte comme jamais auparavant.
Quelques jours avant qu’un cyclone ravage la ville de son enfance, un poète retourne à Beira pour se replonger dans ses racines. On entreprend avec lui ce voyage intime sur les traces de sa famille. On se retrouve surtout embarqué dans une épopée historique aux premières heures de la lutte pour l’indépendance, entre répression et irrépressible soif de liberté. Jamais poétique et politique n’avaient aussi bien rimé.
