Dans sa série « À l’origine », L’Éclaireur revient sur les débuts d’Internet et des technologies. Ce mois-ci : les mèmes.
Images multipliées et déclinées à l’infini sur Internet, les mèmes peuvent autant être d’innocentes blagues que devenir des œuvres de pop culture et des objets politiques à part entière. Incontournables au début des années 2010, ont-ils le même impact aujourd’hui ?
Des origines antérieures à Internet
La première apparition du terme mème précède de très loin celle des réseaux sociaux, puisque le mot a été inventé par l’éthologiste britannique Richard Dawkins pour son livre Le Gène égoïste, publié en 1976. Dans ce contexte, il ne s’agissait pas d’une image amusante aux multiples variantes, mais d’un élément culturel qui se transmet d’un individu à l’autre par mimétisme.
À partir de là, il est difficile de savoir ce qui constitue le tout premier mème. Certains graffitis imités à travers le monde sont parfois considérés comme des mèmes, comme le bonhomme « Kilroy was here » (Kilroy était là) apparu pendant la seconde guerre mondiale ou le S stylisé (parfois appelé S Cool ou Super S) que vous avez peut-être griffonné dans vos cahiers comme des milliers de jeunes à travers le monde sans savoir d’où il venait.
Certaines images humoristiques sont parfois perçues comme précurseuses de nos mèmes actuels. Par exemple, des cartoons publiés dans le Wisconsin Octopus – journal de l’université du Wisconsin (États-Unis) – en 1920 ressemblent par leur format à des mèmes actuels, faisant une comparaison comique entre ce que l’on attend d’une situation et la cruelle réalité. Si la reproduction d’un format visuel pour faire une blague ressemble bien au concept d’un mème, ces dessins s’en distinguent par le fait que ça ne soit a priori repris que par un seul auteur.
Quand au premier mème sur Internet, il s’agit d’une courte vidéo d’un bébé animé en 3D en train de danser sur un fond noir, surnommée « Dancing Baby ». Au départ conçue comme une simple démo technique par les animateurs Michael Girard and Robert Lurye, cette vidéo est devenue virale au milieu des années 1990, non pas sur les réseaux sociaux (qui n’existaient pas encore) mais au fil de chaînes d’e-mails qui ont fini par atteindre des milliers de personnes. Une popularité telle que des produits dérivés, comme des T-shirts et des tapis de souris, ont été créés à son effigie, et qu’il a fait des apparitions à la télévision, notamment dans la série Ally McBeal. Aujourd’hui, ce célèbre bébé de l’histoire d’Internet est même décliné en NFT.
Internet évolue, les mèmes aussi
Dans les années 2000 et début 2010, alors que les blogs et forums sont les principales plateformes en ligne, la majorité des mèmes restent de simples images drôles ou mignonnes, généralement accompagnés d’une légende ou d’une blague récurrente, qui deviennent virales. Pendant quelques années, on pouvait résumer les mèmes à des photos de chats ou des références culturelles. Une viralité qui peut même mener à la célébrité, à l’instar de Grumpy Cat (chat grincheux) dont l’adorable moue boudeuse lui a valu plus de 8 millions d’abonnés sur les réseaux sociaux et des centaines de millions de dollars pour sa propriétaire.
Un virage a été entamé ces dernières années. Nous sommes passés de réseaux sociaux majoritairement basés sur du texte et des images à des plateformes proposant majoritairement de la vidéo, ce qui change la définition même d’un mème. De plus, les premiers mèmes sur Internet étaient involontairement viraux, certainement pas créés pour la gloire et encore moins pour l’argent. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes veulent créer du contenu viral dans le but d’avoir plus d’abonnés et de monétiser sa popularité en devenant influenceur.
Résultat : la quantité astronomique de contenu publié chaque jour veut également dire que la durée de popularité des mèmes se raccourcit de plus en plus. Les mèmes des années 2000 et 2010 pouvaient être partagés et modifiés pendant des mois. Certains peuvent même encore exister des années après, à l’image du Rickroll, mème-farce qui consiste à faire croire à une autre personne qu’on lui envoie un lien ou un fichier sérieux alors qu’il ne s’agit que du clip de Never Gonna Give You Up de Rick Astley. Aujourd’hui, la plupart des mèmes sont passés de mode au bout de quelques semaines voire quelques jours.
En France, la culture mème perdure toutefois sous forme de groupes, parfois appelés neurchis, partageant des mèmes autour d’un thème, comme Memes Decentralisés (sur la vie quotidienne en France en dehors de Paris), Memes Politiques (sur la politique française) ou encore le Neurchi de Flexibilisation du marché du travail (sur le monde du travail).
Quand les mèmes font l’histoire
Autre changement important avec l’avènement des réseaux sociaux : pouvoir interpeller des personnalités politiques en direct tout en étant soi-même caché derrière un pseudonyme. La politique et l’actualité prennent donc une part de plus en plus importante dans les conversations sur Internet. L’extrême-droite, qui veut utiliser les réseaux sociaux pour imposer ses idées, utilise largement les mèmes pour s’exprimer. Quitte à détourner un personnage de grenouille, Pepe, qui n’avait rien demandé.
Les mèmes, de par leur aspect visuel aisément reproductible, sont en effet une arme de propagande de choix. Pas besoin d’argumentaire ni de sources, l’humour provocateur visant à se donner l’air intelligent et cool tout en ridiculisant l’adversaire est suffisant pour occuper le terrain. Dans le livre Meme Wars: The Untold Story of Online Battles Upending Democracy in America, la journaliste Joan Donovan explique, en référence à l’assaut du Capitole le 6 janvier 2021 à Washington D.C, que « les mèmes peuvent rassembler des armées et désarmer des ennemis ; ils peuvent également mobiliser de grands groupes de personnes, lorsqu’ils sont alimentés par un flux constant de violence, d’agression et de peur d’être remplacé ». Loin des images de chats et des vidéos de bébés qui dansent, les mèmes ont fini par participer à la simplification et à la polarisation des discours politiques sur Internet.
Heureusement, les mèmes permettent aussi parfois de s’unir pour rire face au malheur. L’exemple le plus connu en France est celui du logeur de Daesh. Basé sur l’homme qui avait logé les terroristes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris, ce mème en faisait une caricature d’homme excessivement naïf qui n’avait aucune idée du sombre dessein de ses locataires. Un espace de légèreté nécessaire, quelques jours après un événement qui a traumatisé un pays entier.