À l’occasion de la sortie d’Éloge de la surface, dans les profondeurs de la téléréalité, rencontre avec les autrices Stella Lory et Tilila Relmani.
Avec la BD Éloge de la surface, dans les profondeurs de la téléréalité (Dargaud), la scénariste et illustratrice Stella Lory et la psychologue Tilila Relmani plongent dans les coulisses de la téléréalité et analysent le profil des candidats autant que les raisons qui nous poussent, nous spectateurs, à rester accrochés depuis 20 ans devant ce genre de programmes. Un album romancé, mais fortement documenté et, surtout, très drôle.
L’une est autrice, dessinatrice de bande dessinée et assistante depuis plusieurs années de l’auteur Pierre Christin (Valérian, Partie de chasse…). L’autre est psychologue et thérapeute familiale auprès d’adolescents et de leurs parents. Stella Lory et Tilila Relmani, amies de longue date, partagent surtout un secret « inavouable » depuis dix ans : elles sont fans de téléréalité ! Une aberration dans le milieu où elles évoluent, qui leur a donné envie de décoder le succès de ces émissions, convoquant la psychologie, la sociologie, la philosophie et les sciences de la communication. Un volume instructif et truffé de vannes efficaces, à mettre entre toutes les mains (même celles des filles qui n’ont pas de shampoing).
Comment avez-vous eu l’idée de cet ouvrage ?
Tilila Relmani : C’est Stella qui m’a fait plonger dans la téléréalité ! J’ai résisté un peu au début, puis je suis devenue accro. Depuis dix ans, nous avons cette passion d’échanger, de décortiquer, de suranalyser les émissions et les candidats. Cela fait dix ans qu’on a honte devant nos amis, dix ans que l’on dit que cette entreprise est à visée anthropologique et que personne ne nous croit.
Pour écrire cette BD, vous êtes-vous infiltrée dans un programme, comme votre personnage ?
Stella Lory : Non, mais cela fait des années que nous mettons de côté de la documentation sur la téléréalité. Les sociologues que l’on cite, ce sont nos lectures assidues. On a commencé par suivre les biographies, les interviews des candidats. Comme nous avons toutes les deux des formations universitaires, dès qu’il y a une étude sur la téléréalité, on la repère et on se l’envoie. Le scénario est tout de même très inspiré de notre vie : le personnage principal, cette sociologue qui regarde ces programmes au grand dam de sa famille, c’est un mélange de nous deux. Pour le reste, nous avons mené des interviews, nous avons fait jouer nos contacts pour interroger des gens qui travaillent dans ce secteur à tous les niveaux. Mais il y a une omerta incroyable ! On n’a pas le droit de les citer, de donner leurs fonctions, il y a de vrais contrats de confidentialité.
T. R. : On a aussi voyagé à Dubaï, pour voir où ils vivent. C’était édifiant ! On pourrait écrire une BD sur Dubaï maintenant. Cet endroit, c’est vraiment le titre de notre BD, l’éloge de la surface, et les profondeurs sont parfois un peu sombres.
Quel genre de programmes de téléréalité consommez-vous ?
S. L. : On a des goûts différent. Tilila est plutôt Koh-Lanta, moi je suis plus Top Chef, ce sont des téléréalités calmes. Mais on a toutes les deux beaucoup consommé Les Marseillais. L’émission est devenue assez répétitive. En revanche, on suit assidûment les réseaux sociaux des candidats. Aujourd’hui, c’est là que tout se passe, sur YouTube, Instagram, TikTok. Ils vont aussi se confesser chez le journaliste Sam Zirah par exemple.
T.R. : On remarque une forme de professionnalisation, qui va à l’encontre de l’idée que les candidats sont bêtes. Il faut un vrai talent, de vraies compétences pour rentrer dans un programme de téléréalité. Et une réelle connaissance de la façon dont on se positionne devant la caméra, dont on crée une séquence, sachant que l’écran va amplifier les émotions. Surtout, on retrouve aujourd’hui des candidats de tous les milieux sociaux et professionnels.
S.L. : Oui, nous avons plusieurs exemples de candidats qui agissent et s’expriment de façon très différente lorsqu’ils sont en interview et dans le quotidien. Et en off, ils n’hésitent pas à balancer sur les mécaniques de tournage. On a aussi recueilli les témoignages de personnes qui œuvrent dans les coulisses et qui racontent le contraste dans la posture, le langage, face et hors caméra.
Comme le “têtue comme une moule”, que vous faites dire à l’un des personnages, et qui lui permet de faire le buzz…
S.L. : Absolument ! Certains candidats peuvent orchestrer des séquences, en disant “je vais sortir un truc de ouf”. On les fait passer pour des débiles, mais je serais incapable de tenir une seconde avec des caméras sur moi.
Comment explique-t-on le succès de ces programmes, notre envie de regarder l’intimité d’autres gens ?
T.R. : Cela fait partie des questions que l’on aborde. Pourquoi est-ce qu’on en regarde ? Pourquoi on en a honte ? Pour préparer la BD, sur les conseils de l’autrice Marion Montaigne, nous avons parlé de notre projet à beaucoup de monde et nous avons noté les questions qui revenaient le plus. Dans l’ouvrage, on convoque plusieurs concepts sociologiques ou philosophiques pour expliquer ce succès, comme la pulsion scopique.
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C’est la curiosité de l’enfant sur l’intimité des parents, ou encore notre envie d’aller regarder par la fenêtre ce qu’il se passe chez nos voisins. La téléréalité vient vraiment chercher cette pulsion scopique. Et si l’on va du côté de la science, il y a dans ces programmes l’idée de vivre par procuration des choses que l’on ne vivrait pas normalement. Ce n’est pas si étonnant, quand on voit la fascination pour une bagarre dans la rue, pour la mise en scène de l’agressivité.
S.L. : Il est intéressant de noter que ces programmes ont tendance à avoir moins de succès qu’auparavant. On était à 1 million de téléspectateurs il y a quelques années pour Les Marseillais, aujourd’hui on avoisine plutôt les 400 000 personnes. Mais ils ont énormément de vues sur les réseaux sociaux.
Nous avons parlé des candidats, mais qu’en est-il du public de ces programmes ?
T.R. : On s’imagine que le public, cela ne peut être que des gens qui ressemblent aux candidats. Or, nous en avons fait l’expérience autour de nous, il y a aussi des gens très érudits.
Vous rappelez qu’il y a eu un renversement des valeurs dans l’art au XXe siècle, avec les ready-made, ou le quart d’heure de célébrité de Warhol. Loana et Jean Edouard sont-ils les héritiers de Duchamp ?
T.R. : On reprend ici le travail de l’universitaire François Jost, un sémiologue qui a beaucoup travaillé sur la téléréalité. C’est aussi l’un des buts de cet ouvrage, de traduire, vulgariser des travaux scientifiques. François Jost fait un lien très intéressant entre l’art, qui s’occupe du réel et du banal, et le Loft, qui en serait un peu l’héritier.
Vous relevez aussi la condescendance, le mépris de classe que l’on peut avoir à l’égard des candidats…
S.L. : La plupart des gens froncent le nez à l’évocation du mot téléréalité, je trouve cela idiot. C’est une forme de mépris. Il ne nous viendrait pas à l’idée de nous moquer de quelqu’un de pauvre, ou qui a peu de culture, mais les candidats de téléréalité, ça on peut. Notre sujet, c’est la réhabilitation. La narratrice est victime du mépris de ses parents. En miroir, les candidats sont l’objet du mépris de notre société. Il y a une culture dominante qui donne le droit de mépriser la culture populaire.
T.R. : C’est amusant de constater que ces programmes sont régulièrement taxés de sexisme, de misogynie, alors que les études montrent qu’ils sont ceux qui mettent en scène le plus de personnes racisées. On évoque des extraits de programmes télévisés, comme ce passage de l’émission La Nouvelle édition sur Canal+, où Ariel Wizman demande à Nabilla si elle n’aurait pas dû faire Le Journal du hard. Ou encore une séquence dans C à vous où le ministre de la Justice parle de téléréalité dans des termes hyper violents. On sent une sorte de connivence, on rigole, on est dans l’entre-soi. C’est clairement du mépris de classe.
On voit aussi dans votre ouvrage le pouvoir de la production. Les candidats sont-ils des victimes selon vous ?
S.L. : Je ne dirais pas victimes, mais il y a une vraie emprise de la production, les candidats ont souvent une histoire familiale compliquée, ils jouent sur leurs fragilités, leurs vulnérabilités. Aurélie Preston, par exemple, est restée longtemps dans ces programmes, alors qu’elle y a été maltraitée, harcelée. C’est complexe. Seuls quelques candidats phares des Marseillais, qui sont là depuis les premières saisons et sont plus riches que les producteurs eux-mêmes grâce aux placements de produits, ont du pouvoir. Même s’ils sont quand même obligés de faire une émission de temps en temps. Les nouveaux venus sont mis en concurrence en permanence, encouragés à avoir des amourettes avec des anciens, il y a du chantage tout le temps…
On a du mal à croire que ce que vous décrivez peut durer encore longtemps. Est-ce que la téléréalité va évoluer ?
S.L. : Je pense que la téléréalité va évoluer dans le format, mais dans les valeurs, ça ne changera pas. Les productions doivent s’adapter parce qu’elles ne font plus de chiffre. Le problème principal aujourd’hui est celui de la simultanéité. Le montage et la diffusion prennent plusieurs mois, les couples qui se sont formés dans une saison ont eu le temps de se séparer 15 fois. Mais un programme interactif comme Les Cinquante a un peu plus marché. Le public pouvait voter, soutenir les candidats, il y avait des épreuves avec élimination. En réalité, je crois que les productions tâtonnent pas mal, mais qu’on va assister à une révolution.
Allez-vous poursuivre votre travail sur ce thème ?
T.R. : Nous avons dans l’idée de poursuivre nos recherches sur la célébrité. De creuser la question des phénomènes psychiques derrière cette quête. Chez les sportifs par exemple, la relation amour-haine avec le public est frappante. Sans parler des anonymes : on a tous un profil Instagram qui prend beaucoup de place dans nos vies. Sur Dubaï aussi, il y a quelque chose à faire. Et on pense aussi à des reportages plus courts dans des magazines, notamment sur les enfants influenceurs.
Éloge de la surface, dans les profondeurs de la téléréalité (Dargaud), de Stella Lory (scénario, dessin, couleurs) et Tilila Relmani (scénario), 128 p., 19,99 €. En librairies à partir du 30 juin 2023.