Auteur à succès de romans noirs aux multiples adaptations cinématographiques, Dennis Lehane vient de sortir Le Silence, œuvre dans laquelle se retrouvent la verve et la fougue de ses débuts. L’occasion pour nous de retracer son parcours.
« Regardons les choses en face Dennis, tu mènes une vie dont rêvent tous les romanciers. » Voilà comment, il y a un peu plus de dix ans, lors du célèbre salon littéraire de San Francisco, Litquake, Eddie Muller, une des figures du roman noir américain, résumait l’œuvre et la carrière de Dennis Lehane, qui venait alors de conclure une décennie 2000 hors du commun pour un écrivain. Ses livres avaient fait de lui le nouveau crack du thriller et fédéré une gigantesque communauté de lecteurs. Il avait surtout attiré sur lui les projecteurs en devenant le complice des plus grands réalisateurs. Un polardeux de South Boston devenu la coqueluche d’Hollywood. Et si c’était ça, le fameux rêve américain ?
Un duo d’enquêteurs
Livreur, chauffeur, éducateur spécialisé dans l’enfance maltraitée : pour se donner le droit d’écrire, Dennis Lehane s’est baladé de métier en métier. Il a surtout arpenté les moindres recoins de sa ville natale. Des ruelles chics de Beacon Hill aux quartiers populaires du sud, Roxbury, Jamaican Plan ou Dorchester, il sait tout d’une cité où se côtoient extrême richesse et grande criminalité. Cette ville tentaculaire, follement romanesque, deviendra le décor de tous ses romans, comme s’il lui était impossible de la quitter, même par la pensée.
Comme souvent dans le milieu polar, c’est par un duo de flic que commence la belle histoire. En 1994, Dennis Lehane publie Un dernier verre avant la guerre et le lecteur fait la connaissance du couple de détectives privés Patrick Kenzie et Angela Gennaro. Depuis leur QG, dans le clocher d’une église de Boston, ils se sont embarqués dans une étrange enquête et doivent retrouver la trace d’une femme de ménage noire disparue, accusée d’avoir dérobé des documents confidentiels appartenant à deux Sénateurs. Pris au piège d’une affaire qui les dépasse, Kenzie et Gennaro vont découvrir qu’ils sont les derniers remparts avant l’embrasement de la ville.
On retrouve dans ce premier roman tout ce qui fait le sel de la littérature de Dennis Lehane : une intrigue au cordeau qui fait grimper crescendo la tension, des personnages attachants et hauts en couleur, un propos acerbe, corrosif sur l’Amérique. Au total, la série Kenzie et Gennaro comptera six tomes. Cinq sont parus entre 1994 et 1998, et un dernier, Moonlight Mile, paru en 2010, une sorte de conclusion désenchantée qui transformait nos héros en Américains moyens, désabusés, rongés par une Amérique en plein crise. Des adieux mélancoliques pour un duo qui restera dans les mémoires.
La coqueluche d’Hollywood
Mais c’est sur le tapis rouge du Festival de Cannes 2003 que la vie de Dennis Lehane va basculer et qu’il va définitivement rentrer dans une autre dimension. Quelques mois plus tôt, le romancier a reçu un coup de fil pas comme les autres : « Un numéro inconnu m’appelle, je décroche et je reste bouche bée, racontait-il à Publishers Weekly. J’avais l’impression d’avoir Dirty Harry au téléphone, mais en fait c’était Clint Eastwood qui m’annonçait qu’il voulait acheter les droits de Mystic River. »
Publié en 2001, ce roman noir, très noir, racontant la détresse et la rage d’un père prêt à tout pour punir le meurtrier de sa fille, a tout pour faire un chef-d’œuvre du septième art. Et Clint Eastwood va relever le défi haut la main. Avec un casting démentiel porté par Sean Penn et Tim Robbins, Mystic River sera sélectionné en compétition à Cannes et remportera deux Oscars. Dans les bureaux d’Hollywood, un nom commence à circuler, celui de l’auteur de cette histoire déchirante : Dennis Lehane.
Quatre ans plus tard, Ben Affleck se charge d’adapter une des enquêtes de Kenzie et Gennaro. Gone, Baby Gone sort en 2007 avec un duo Casey Affleck-Michelle Monaghan à la hauteur des personnages et une réalisation classique, mais réussie. Le film plonge encore un peu plus Dennis Lehane dans la lumière et Ben Afleck se prend de passion pour un écrivain qu’il adaptera une seconde fois, avec un peu moins de réussite cette fois, dans le film de gangster Live by Night (2016).
Mais le véritable sacre de Dennis Lehane en tant que coqueluche d’Hollywood intervient en 2010. Il est alors considéré par les réalisateurs comme l’écrivain capable avec ses histoires de fournir la matière idéale à un potentiel chef-d’œuvre. Et cette fois, c’est le grand Martin Scorsese qui tombe sous son charme. Après un début de décennie 2000 faste et inspiré avec des films comme Gangs of New York en 2002, Aviator en 2004 et Les Infiltrés en 2006, le cinéaste commence à fatiguer. Après quatre ans sans film, il tombe sur le roman Shutter Island et retrouve ses obsessions de cinéma.
Un lugubre hôpital psychiatrique au large de Boston, des expérimentations médicales étranges, un duo de flic qui mène l’enquête et puis un basculement radical du récit, un renversement complet de l’intrigue : le nouveau coup de force de Dennis Lehane le chamboule. Surtout, il voit une association qui pourrait faire des étincelles. Qui mieux que son acolyte de toujours, Leonardo DiCaprio, pour interpréter le complexe et tourmenté Marshall Teddy Daniels ? Le reste appartient à l’histoire du septième art.
Excité par la destinée Hollywoodienne de ses romans, mais surtout frustré par le peu de rôle qu’il a joué dans ces adaptations, Dennis Lehane a alors embrassé, en plus de son œuvre littéraire, une carrière de scénariste pour le cinéma et la télé. De 2004 à 2008, aux côtés d’autres grands noms du polar comme George Pelecanos, il travaille sur la série culte The Wire. En 2013, il collabore avec Terence Winter sur la série Boardwalk Empire. En 2014, il signe lui-même le scénario de l’adaptation d’un de ses livres, Quand vient la nuit. Plus récemment, il est même devenu pour Apple le showrunner d’une série magistrale, Black Bird, adaptée non pas d’un de ses livres mais du livre d’un autre. La boucle est bouclée.
Un retour en fanfare
Le succès est parfois difficile à digérer. Dennis Lehane se démultiplie sur tous les fronts de la création et, si la décennie 2010 est toujours aussi fournie avec la série Coughlin – trois tomes parus en 2008, 2012 et 2015 – ou les romans indépendants Quand vient la nuit (2015) et Après la chute (2017), elle est quelque peu décevante du point de vue de la qualité littéraire et de la puissance narrative. Loin de ses standards, le roi du polar se serait-il essoufflé ? La gloire lui serait-elle montée à la tête ?
Après six ans d’absence, Dennis Lehane publie aujourd’hui Le Silence et adresse un joli pied de nez aux mauvaises langues : non, il n’a rien perdu de sa plume redoutable. 1974, Boston. Pour lutter contre la ségrégation, un juge fédéral décide qu’à la prochaine rentrée scolaire, les lycées publics de la ville seront mélangés. Alors que cette décision radicale galvanise les tensions raciales dans toute la ville, deux événements sans lien apparent, la disparition d’une adolescente irlandaise de 17 ans et la mort mystérieuse d’un jeune noir dans une station de métro, vont définitivement faire basculer le quartier pauvre de South Boston dans le chaos.
L’héroïne inoubliable de ce polar magistral et de cette épopée féministe n’est autre que la mère de l’adolescente disparue, Mary Pat, une femme forte en gueule, bagarreuse, au caractère bien trempé, qui n’a plus rien à perdre et s’élance dans une cité prête à s’embraser pour retrouver sa fille adorée. Roman noir survolté, portrait de femme bouleversant, fresque sociale corrosive, Le Silence a bien des choses à dire et Dennis Lehane encore bien des histoires à raconter.