Bernhard Schlink, Maxim Leo, Chris Kraus : quand le roman s’empare du douloureux passé allemand.
Plus que n’importe quelle autre, la littérature allemande a appris à composer avec son passé, à le confronter, à le remuer pour ne plus transiger avec la vérité. La question de l’héritage, des secrets familiaux, de l’héroïsme ou de la trahison hantent depuis maintenant 60 ans les œuvres des auteurs germaniques contemporains, désireux de régler des comptes avec eux-mêmes autant qu’avec leur prochain. Portrait croisé de trois romanciers qui ont passé leur vie à creuser.
Bernhard Schlink, vivre avec le poids du passé
Chef de file d’une veine romanesque sans concession, prête à aborder frontalement les errances et les traumatismes du XXe siècle allemand, Bernhard Schlink a acquis, avec la publication du Liseur en 1996, une incroyable renommée mondiale et a incarné au tournant du nouveau millénaire le nouveau souffle de la littérature Outre-Rhin.
Porté à l’écran en 2008 par Stephen Daldry avec Kate Winslet et Ralph Fiennes, son roman a fait résonner haut et fort la voix des Allemands nés immédiatement après la Guerre, désireux de comprendre sans juger la tragédie de la Shoah. L’histoire d’amour entre l’adolescent Michael Berg et Hanna Schmitz, une femme plus âgée, soupçonnée d’avoir commis un crime lors de l’évacuation du camp d’Auschwitz désarçonne, interroge et explore avec brio les questions épineuses de la culpabilité et de la rédemption. Un chef-d’œuvre qui est aujourd’hui inscrit dans les programmes scolaires allemands et français.
Vingt-cinq ans plus tard, Bernard Schlink revient avec un autre roman virtuose qui dissèque les plaies béantes du passé allemand. La Petite-Fille raconte l’enquête menée par Kaspar, un libraire berlinois, pour retrouver la fille cachée de sa défunte femme, une enfant abandonnée au moment du passage à l’Ouest dont il ne savait rien. Ce qu’il découvre bouscule profondément ses certitudes et ébranle sa volonté d’assembler une nouvelle famille. Restée toute sa vie au cœur de l’Allemagne de l’Est, mariée à un néo-nazi, Svenja élève sa fille Sigrun dans un mélange de théories complotistes et racistes, et dans une féroce haine de l’autre. Le maestro allemand compose une épopée politique ébouriffante à travers l’histoire allemande, une fable puissante sur l’unité des familles, des peuples et des nations. Il façonne un nouveau tour de force déchirant.
Maxim Leo, au nom des enfants de la RDA
Maxim Leo, journaliste berlinois, avait 20 ans au moment de la chute du Mur. Un âge où les événements historiques vous marquent à jamais. Depuis, il ne cesse de creuser dans son histoire familiale pour explorer les ramifications d’une telle déflagration, conclusion brutale d’une utopie communiste, mais aussi fin tant espérée d’une dramatique fracture allemande. Son premier livre, Histoire d’un Allemand de l’Est, racontait sur plus de 60 ans la vie des siens, une famille comme tant d’autres, plongée au cœur de la grande histoire, trois générations et un pays inventé de toute pièce : la RDA. Son second récit, Là où nous sommes chez nous, élargissait la focale et partait à la recherche de ses tantes, trois femmes qui ont fui le nazisme et trouvé refuge en Angleterre, en Israël et en France.
Avec Le Héros de Berlin, Maxim Leo cède pour la première fois aux sirènes de la fiction et donne à lire un roman savoureux, plus léger, mais tout aussi percutant. Michael Hartung est passionné de cinéma. Il tient l’un des derniers vidéo-clubs de Berlin et mène une petite vie tranquille. Alors, quand, un beau matin, un journaliste franchit le seuil de sa boutique pour lui annoncer qu’il a été démasqué, il ne comprend pas bien. Des dossiers exhumés de la Stasi révèlent que c’est lui le héros que tout le monde cherche depuis des années, l’aiguilleur qui, un jour de juillet 1983, a détourné un train, faisant passer à l’Ouest 127 personnes.
Il y a erreur. Michael nie en bloc, mais peu à peu la tentation d’enfiler le costume du héros est trop grande. Alors que la machine médiatique s’emballe, qu’un film est en préparation, Michael se retrouve pris au piège de son vilain mensonge. Et la rencontre avec Paula, l’une des passagères de ce train, ne va faire qu’empirer les choses. Tribulations satiriques d’un héros malgré lui, le roman de Maxim Leo embrasse les thèmes de l’imposture et de l’héroïsme avec un humour féroce et transforme cette histoire allemande en une fable politique universelle.
Chris Kraus, porter la plume dans la plaie
Chris Kraus est aujourd’hui l’une des figures majeures du milieu artistique allemand. Réalisateur acclamé des films Quatre minutes (2006), Poll (2010) et Les Fleurs fanées (2016), il a embrassé depuis quelques années une carrière d’écrivain et secoue avec férocité les mentalités d’une nation en plein questionnement.
Son chef-d’œuvre, paru en France en 2020, s’intitule La Fabrique des Salauds. 900 pages, une fresque de près de 70 ans, des dizaines de personnages, ce pavé imposant n’est pas sans rappeler Les Bienveillantes de Jonathan Littell. En balayant presque un siècle d’histoire de l’Allemagne (de 1905 à 1975), le livre nous plonge au cœur de l’Enfer, dans des heures aussi noires que la couverture charbon du livre.
Koja est un jeune Letton plein d’espoir, un homme qui se voit artiste, mais qui finira bourreau. Avec son frère Hub, à la fois alter ego et Némésis, et sa sœur adoptive Ev, une orpheline juive à laquelle il voue une passion sans bornes, ils vont être entraînés bien malgré eux dans le tourbillon d’un XXe siècle dévastateur. La montée inéluctable du nazisme, l’enrôlement dans la Wermacht, une vie d’espion puis d’agent double pendant la Guerre Froide… On plonge avec eux dans de terrifiantes zones d’ombre où morale et honneur ont laissé place à la trahison et la souffrance. Fresque historique, roman d’espionnage, fable politique et philosophique : en utilisant la tension du thriller et une pointe d’humour noir, Chris Kraus brise sans ménagement les dernières réticences de son pays à regarder en arrière.
Comme un hommage à un auteur désormais solidement ancré dans son catalogue, Belfond fait paraître ces jours-ci une traduction du premier texte de Chris Kraus, Danser sur les débris. Les tribulations d’un styliste excentrique de Berlin, adorateur du philosophe Sénèque, qui, pour sauver sa vie, va devoir se réconcilier avec son passé et se confronter aux secrets de famille enfouis au plus profond de la honte.