Entretien

Jake Adelstein : “Je n’étais plus journaliste, j’étais devenu détective privé”

17 avril 2023
Par Léonard Desbrières
Jake Edelstein.
Jake Edelstein. ©Alberto Ortega/Imago Images/Lagencia

À l’occasion de la sortie française de son nouveau livre, Jake Adelstein était à Paris. On a rencontré l’auteur culte de Tokyo Vice pour parler journalisme, Yakuzas et rituels bouddhistes.

Comment s’est passé votre séjour promotionnel en France ?

C’est toujours un sentiment particulier d’être ici. J’entretiens une relation spéciale avec la France et surtout avec les éditions Marchialy. Clémence Billault et Cyril Gay ont tellement cru en mon livre qu’ils ont acheté le texte avant même d’avoir un distributeur, un imprimeur, des bureaux. Ils ont financé la publication du livre grâce à un Kickstarter. En plus d’être mon acte de naissance en tant qu’écrivain, Tokyo Vice a donc été l’acte de naissance d’une maison d’édition. Et puis c’est toujours plaisant de venir dans un pays où l’on publie vos livres. Au Japon, aucun de mes ouvrages n’est édité. Les éditeurs ont encore trop peurs des Yakuzas.

Comment un adolescent du Missouri s’est-il retrouvé à enquêter sur les secrets des Yakuzas à Tokyo ?

Depuis le lycée, je suis obsédé par le Japon. Alors je suis parti vivre là-bas et j’ai commencé à étudier le japonais et la littérature japonaise. Je me suis entièrement plongé dans mes études et très vite, j’ai voulu trouver une application pratique de mes connaissances. Alors, je me suis dit : “Pourquoi ne pas essayer de devenir journaliste pour un quotidien japonais ?” Les examens d’entrée dans les rédactions sont entièrement en japonais et sont réputés pour être difficiles, mais j’ai réussi et je suis devenu le premier Occidental à intégrer une rédaction japonaise, le Yomiuri Shinbun, le journal le plus lu au monde.

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Pour ce qui est des Yakuzas, rien de tout cela n’était prévu. Il se trouve que lorsqu’on débute dans un journal japonais, on commence toujours par la rubrique “faits divers”. Parce que la société nippone, du moins en apparence, ne connaît pas de criminalité, donc on passe son temps à traiter de la rubrique des chiens écrasés. Mais après un an, j’ai été muté au QG de la police de Tokyo et affecté à la section du crime organisé par mon rédacteur en chef, parce que j’étais étranger et que selon lui, ça allait m’aider à mieux comprendre les Yakuzas. Il avait raison. 30% des Yakuzas sont des étrangers, des Coréens surtout, et s’il a été si facile de tisser des liens avec eux, c’est parce qu’on avait quelque chose en commun, on était des outsiders.

Après une terrible lutte, vous avez fait tomber un de leurs chefs emblématiques, Tadamasa Goto. Quels souvenirs gardez-vous de ce combat ?

À un moment, j’ai vraiment craint pour ma vie. J’étais sans cesse menacé, j’avais peur de sortir de chez moi. Mais je devais continuer, car tout ceux qui avaient baissé les bras contre lui s’étaient fait écraser. Il n’y avait qu’une chose qu’il n’arrivait pas à gérer : les obstinés comme moi, prêts à le confronter. Il y a quelque chose d’assez fascinant dans le fait de connaître son ennemi presque mieux que soi-même. J’ai même couché avec une de ses maîtresses pour me rapprocher de lui, pour l’atteindre. Ce sont des combats qui vous obsèdent jour et nuit.

Couverture du livre Tokyo Vice de Jake Adelstein. ©Marchialy

Ce que j’ai appris en enquêtant sur le crime organisé, c’est qu’avant toute chose, il faut absolument repérer l’homme d’honneur dans la salle, il y en a toujours un. Dans un monde d’escrocs, de menteurs, de mecs qui vous poignardent dans le dos, il faut quelques honnêtes gens qui tiennent la baraque, sinon c’est une guerre perpétuelle. C’est ceux-là qu’il faut approcher.

Le deuxième enseignement et peut-être celui qui m’a le plus servi : l’ennemi de mon ennemi est mon ami. On n’a peut-être rien en commun, on peut venir de mondes différents, mais si on a le même ennemi, on peut devenir proches et s’allier pour le faire tomber. C’est comme ça que j’ai pu atteindre Tadamasa Goto ; il avait tellement d’ennemis que j’avais beaucoup d’amis.

Qu’est-il devenu aujourd’hui ?

Il vit au Cambodge, mais continue à faire quelques allers et retours discrets au Japon. Là-bas, il a recrée une société criminelle à sa main. C’est toujours un gangster qui dirige des opérations mafieuses, sauf que cette fois, il est surveillé par les autorités américaines.

Quelles conséquences cet épisode a-t-il eu sur votre vie ?

Un cancer du foie [rires]. J’étais épuisé psychologiquement. Les nuits blanches, la fatigue, le stress, je crois que tout ça s’est répercuté sur ma santé physique. Et puis, malgré sa chute, je continuais à être obnubilé. Je n’ai pas savouré autant que j’aurais dû.

« Le deuxième enseignement et peut-être celui qui m’a le plus servi : l’ennemi de mon ennemi est mon ami. »

Jake Adelstein

J’avais accompli quelque chose de fou, je le savais, mais je me répétais que ce n’était pas fini, qu’il fallait maintenant s’attaquer aux autres branches des Yakuzas. J’avais sur mon ordinateur, je l’ai toujours d’ailleurs, un fichier Excel avec une liste interminable de noms et d’entreprises associés aux Yakuzas.

Vous étiez en mission ?

J’étais tellement obsédé… Je n’étais plus journaliste, j’étais devenu détective privé. À partir de 2007, j’occupais deux emplois en même temps : je travaillais secrètement pour le gouvernement américain, j’enquêtais sur les trafics d’êtres humains au Japon, ce qui me ramenait forcément aux Yakuzas, et j’étais un enquêteur spécialisé, mandaté pour vérifier la légitimité et l’honnêteté des grandes sociétés. Conscient de leurs pouvoirs et de la facilité à gangréner les marchés, les Yakuzas avaient infiltré la finance et les grandes entreprises. Il fallait les débusquer.

Les Yakuzas étaient même derrière des événements majeurs comme le drame de Fukushima ou les Jeux olympiques ?

C’est la corruption qui a entraîné le drame de Fukushima. La compagnie énergétique responsable de l’accident, Tepco, était gangrénée par les Yakuzas, qui ont fait pression pour dissimuler certaines failles de sécurité. Quant aux JO, ils ont été attribués à Tokyo parce que des sociétés écrans basées à Singapour et financées par les Yakuzas ont versé des pots de vin au Comité olympique. Une photo du président du comité japonais avec des chefs yakuzas a refait surface. Les journalistes japonais qui ont essayé de la publier ont fini avec les genoux brisés. Mais moi, j’ai réussi à la publier.

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Malgré tout, le recul de l’influence des Yakuzas est aujourd’hui indéniable. Comment l’expliquer ?

À partir de 2007, le Yamaguchi-gumi, le plus grand et le plus influent des groupes de Yakuzas a commencé à mener des actions autodestructrices. Ils ont trempé dans des magouilles financières de grande ampleur qui ont conduit à de gros scandales. Ils ont aussi commencé à collecter des infos sur les policiers, leur famille et à les menacer. Sauf que le Japon, ce n’est pas le Mexique ; c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Le 13 septembre 2009, l’État a déclaré la guerre au Yamaguchi-Gumi. Quiconque fait des affaires avec les Yakuzas est aujourd’hui un criminel. Il est désormais impossible d’avoir un compte en banque, un forfait mobile, d’aller à l’hôtel si vous ne certifiez pas sur l’honneur que vous n’êtes pas un Yakuza. Et si vous l’êtes et qu’on le découvre, c’est la prison assurée. De 80 000 Yakuzas en 2010, on est passé aujourd’hui à 20 000. Comme quoi, des lois strictes, ça marche !

Avez-vous été impliqué dans la fabrication de la série Tokyo Vice ?

Je connais J.T Rogers, le showrunner de la série, depuis que je suis adolescent. On était au lycée ensemble et on est resté très amis. Il est venu me voir des dizaines de fois, il connaissait très bien les affaires sur lesquelles je travaillais. Aux manettes, il y avait donc quelqu’un en qui j’avais confiance.

Bande-annonce VF de la série Tokyo Vice.

Je suis très content de la série, elle est très différente du livre, mais c’est un formidable objet. Le plus important, c’est la précision avec laquelle elle traite des procédures policières, des méthodes des Yakuzas, des codes du milieu. Le réalisme va même jusqu’à la reconstitution des habitats, les livres sur l’étagère… J’étais simplement là pour veiller à tout cela.

Ce livre, Tokyo Detective, c’est la fin d’un chapitre de votre vie ?

Je viens d’avoir 54 ans. J’aimerais tourner la page sur cette période de ma vie et sur ce combat contre les Yakuzas. J’ai acheté une maison paisible à Kyoto. Je suis en paix avec ce que j’ai fait, je veux aller de l’avant maintenant et reprendre le journalisme d’investigation que j’aime tant. L’année dernière, j’ai passé des mois à préparer un podcast pour Sony sur Campside Media. Une histoire de disparitions mystérieuses au Japon. J’ai pris un pied fou !

Vous menez aussi une autre vie, celle de moine bouddhiste ?

Pour prendre le dessus sur ma nervosité et ma colère, je suis d’abord passé par le karaté, mais ma vraie découverte, c’est le bouddhisme zen. J’ai séjourné de longs mois dans un temple bouddhiste et je suis resté très proche de mon “zen master”. J’essaie de forger ma voie vers la sagesse avec lui. Je dois apprendre les textes saints, les sutras et résoudre les énigmes, les koans. Si vous êtes assailli par des fantômes affamés, je connais le rituel pour les exorciser. En tout cas, sur moi, ça a marché.

Tokyo Detective, de Jake Adelstein, aux éditions Marchialy, paru le 29 mars 2023 dans les librairies.

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