Ce sont deux artistes de l’ombre, et pourtant leur travail est aujourd’hui essentiel pour la franchise John Wick. À l’occasion la sortie du quatrième volet, le 22 mars, L’Éclaireur s’est entretenu avec les cascadeurs Laurent Demianoff et Vincent Bouillon afin de revenir sur l’impact de la saga portée par Keanu Reeves, leurs références, mais aussi sur leur métier et son avenir. Entretien.
En 2014, Keanu Reeves se glissait pour la première fois dans le costume du tueur à gages, John Wick. Aujourd’hui, la saga portée par le cinéaste Chad Stahelski est une référence du cinéma d’action hollywoodien. Véritable pivot du genre, la franchise profite non seulement des talents d’actionner de son acteur principal, coutumier des grosses productions (Speed, Matrix, Constantine…), mais aussi de prouesses techniques inédites.
La captation de l’action, des scènes de combat, l’importance des plans et de la photographie… Tous ces éléments scéniques ont pris une nouvelle dimension grâce aux talents de Chad Stahelski et de son équipe. L’ancien cascadeur, devenu réalisateur, accorde une importance particulière au réalisme de l’image et aux cascades. À ce propos, L’Éclaireur a pu s’entretenir avec le chorégraphe des cascades, Laurent Demianoff, et la doublure cascades de Keanu Reeves sur John Wick : chapitre 4, Vincent Bouillon. Des hommes de l’ombre sans qui la franchise ne serait pas le phénomène qu’elle est aujourd’hui.
Qu’est-ce qui rend la saga John Wick si spéciale par rapport à la représentation du métier de cascadeur dans l’industrie hollywoodienne ?
Laurent Demanioff : John Wick, en tant que film d’action, peut rassembler les actions de quatre ou cinq films en un seul. Ce qu’il y a de spécial, avant tout, c’est son réalisateur, Chad Stahelski. C’est un ancien cascadeur, un ancien chorégraphe de combat, un ancien coordinateur de cascades et ancien second unit director. Il connaît tous les aspects de la cascade. Par ailleurs, dans le cinéma, il y a plusieurs genres de films : les films de science-fiction, les films d’horreur, les films d’action… Avec John Wick, on est dans un autre genre de film d’action que l’on pourrait vraiment définir comme un film de cascades.
Vincent Bouillon : Je trouve pour ma part que la franchise John Wick a mis le métier de cascadeur en avant. Elle a permis de franchir un palier. Il y a une ampleur tellement importante sur la franchise John Wick, avec des stars comme que Keanu Reeves, qui ont fait monter la valeur du métier. On le valorise davantage aujourd’hui.
Comment pourriez-vous définir le travail de Chad Stahelski sur le tournage d’un film comme John Wick : chapitre 4 ?
L.D. : Lorsque nous nous sommes rencontrés avec Chad Stahelski, j’étais passé par tout un processus qui implique de nombreuses recommandations, car c’est comme ça que ça fonctionne avec les Américains. Dès la première visioconférence avec lui, le courant est passé tout de suite, très naturellement. C’est vraiment le côté martial qui l’intéressait dans notre travail. Chad Stahelski, en dehors du fait d’être un réalisateur et un ancien cascadeur, c’est un artiste martial accompli qui a des grades dans plusieurs arts martiaux. C’est quelqu’un qui est passionné par la culture “zen”, asiatique, et qui pratique beaucoup d’arts martiaux. On a eu ce point d’accroche. Je pense que pour lui c’était important d’avoir quelqu’un qui comprenne vraiment les arts martiaux, car John Wick véhicule beaucoup cet esprit.
À partir de là, on a eu plusieurs visio conférences au cours desquelles il voulait tester la pression qu’il pouvait me faire endosser, car il y a des séquences costaudes dans le film. C’était une nouveauté dans la façon de filmer. Tout s’est enchaîné naturellement et je les ai rejoints sur le film à Berlin, car ils avaient commencé leur préparation. Puis, j’ai dû commencer à rassembler mon équipe. Pour lui, c’était important que je vienne avec mon équipe de cascadeurs, car il travaille beaucoup en groupe.
Il est d’ailleurs chef d’une grande équipe de cascadeurs et patron d’une société de cascadeurs qui s’appelle 87Eleven. Pour lui, c’était important que je vienne avec des gens de confiance qui soient bons dans les arts martiaux. J’ai donc validé une équipe et, à un moment donné, il a fallu se pencher sur le cas de la doublure de Keanu Reeves en organisant un casting international. C’était une lourde responsabilité de trouver une doublure qui soit capable d’endosser la responsabilité de doubler John Wick sur un film d’une telle ampleur.
Justement, comment ça se passe le travail de cascadeur quand on est la doublure de Keanu Reeves ?
V.B. : Il y a une grosse pression, car on est quand même sur une franchise où le personnage principal a des compétences très importantes. Dans les trois premiers volets, Keanu Reeves s’est beaucoup entraîné, il a des compétences très élevées. Donc, on doit être au niveau. On parle ici de la 87Eleven, de Chad Stahelski, qui a un degré d’exigence très élevé, parce qu’il connaît le métier. Il sait de quoi on parle et on ne peut pas le berner [rires]. Je suis arrivé sur ce projet grâce à Laurent qui a proposé mon nom et mon profil et qui a su “se mettre en danger”, car il m’a fait confiance.
L.D. : Oui, c’est-à-dire que je me porte garant. Même s’il y a les bandes-démo, ça ne garantit pas que l’on peut avoir un bon cascadeur. C’est pour ça que l’on organise des castings, où on peut se rendre compte de ce que chacun est capable de fournir. J’avais organisé des castings sur Paris pour embaucher des cascadeurs français sur les séquences de Paris, mais Vincent, je le connais depuis longtemps. Je me suis porté garant en connaissant ses points faibles, en les signalant, mais c’est un travailleur. Pour l’aspect cascades, travail et investissement, j’étais en totale confiance. Il l’a prouvé sur le film et au-delà de ce que j’attendais de sa participation. On doit beaucoup à Vincent pour la crédibilité des cascadeurs français à l’international. Par ailleurs, le degré d’investissement de Keanu Reeves sur John Wick est impressionnant et exceptionnel. Pour ce film, il s’est préparé un an en avance aux arts martiaux traditionnels et Vincent ici a été un interlocuteur privilégié pour lui.
V.B. : Pour ce qui est du travail avec Keanu Reeves, il y a deux parties distinctes. La première correspond au travail avec le chorégraphe et le coordinateur. On va imaginer les scènes et les préparer avec les cascadeurs et la doublure cascades. Dans ce travail-là, il va y avoir tout un tas de questions : est-ce que le comédien est capable de faire ou de ne pas faire cette action ? Qu’est-qu’il préfère faire ? Puis, il y a la deuxième partie qui se fait toujours en étroite collaboration avec le comédien. Ici, il va y avoir une partie physique. Puis, arrive le côté technique, avec les techniques martiales et l’application des techniques venant du judo et du brazilian jiu jitsu, des techniques pures et dures, sur l’acteur pour qu’il commence à pratiquer, toujours dans des conditions quasi-identiques à ce qu’il y aura sur le tournage. Sachant que le Jour J, il y a toujours une part d’aléas.
On parle de John Wick en tant que référence du cinéma d’action aujourd’hui. Pour vous, c’est quoi le film de référence cascades, ou bien l’œuvre qui vous a donné envie de vous lancer dans le métier ?
L.D. : J’ai une influence de cinéma asiatique de base. Celui qui m’a donné envie de faire ce métier, c’est Jackie Chan. C’est l’artiste martial qui fait ses cascades, qui a toujours été dans l’innovation, qui savait les filmer et les mettre en valeur. On voit que l’on ne triche pas avec Jackie Chan. En plus, il parvient à y ajouter une touche de comédie en se relevant pour montrer que c’est bien lui qui a fait cette cascade. C’est l’acteur Jackie Chan qui a été une véritable source d’inspiration. Après, en termes de film, il y a des franchises comme Mission impossible ou James Bond, dans lesquelles il y a beaucoup de cascades, mais ce n’est pas le même genre. On est plus dans la performance mécanique, dans le grandiose. Avec John Wick, on a de la performance physique qui se rapproche plus du cinéma hongkongais que l’on avait en référence durant le tournage, avec des chutes dures. Après, si je devais choisir un film, je dirais avant tout Opération Condor (1991) avec Jackie Chan.
V.B. : Je suis assez d’accord. C’est amusant, car Laurent et moi, nous ne sommes pas de la même génération et pourtant on a les mêmes références. C’est vrai que Jackie Chan a apporté énormément de choses dans le cinéma. C’est le cinéma asiatique qui s’est répandu à l’international. Tout ce qu’il a apporté, moi ça m’a vraiment marqué. L’action a pris énormément de valeur grâce à lui.
L.D. : En réalité, un film comme John Wick, ça boucle aussi une boucle. Jackie Chan s’inspire des films de Buster Keaton, des films en noir et blanc dans lesquels on a de longs plans. Ce sont les mêmes influences et l’on retrouve les mêmes ingrédients pour ce genre de film d’action.
Quand on se parle, nous sommes au lendemain des Oscars 2023. À quand un Oscar pour les cascades ? Pensez-vous que ça puisse arriver d’ici quelques années ?
V.B. : C’est assez délicat. C’est vrai que, sur le principe, le métier de cascadeur reste un métier de l’ombre, car on cherche à doubler le comédien. Il y a une promotion qui va se faire sur des films comme John Wick. Elle va se faire aussi sur des scènes d’action que le comédien n’a peut-être pas forcément faites. Du coup, la crainte que peuvent avoir certains comédiens, c’est que ça enlève de la crédibilité à leur jeu, à leur performance et au film. Pourtant, le film se monte grâce à un ensemble de plusieurs métiers. Il n’y a pas que le métier de cascadeur au final : il y a les chorégraphes, il y a tout une logistique, il y a aussi une unité qui a un impact direct sur la scène. Tout le monde va mettre en valeur les comédiens dans ces séquences. Je pense donc que ça serait une belle reconnaissance d’être présents pour tout le travail qui est fait. Le métier de cascadeur n’est pas un métier facile, parce qu’il est physique. Ce serait une belle reconnaissance pour tous les membres de ce métier qui s’investissent, car c’est un métier de passion.
L.D. : On a espoir qu’un jour de telles récompenses arrivent grâce à des films comme John Wick et des personnes comme Chad Stahelski, qui ont non seulement l’expérience d’un cascadeur, mais aussi un réel talent de réalisation. Grâce à ces franchises et ces réalisateurs, ça peut bouger. Depuis la franchise John Wick, on a pas mal d’anciens cascadeurs, d’anciens coordinateurs de cascades qui deviennent réalisateurs. Je pense à David Leitch avec Bullet Train (2022), à J.J. Perry qui a réalisé Day Shift (2022), à Sam Hargraves qui a réalisé Extraction (2020). Il y a toute cette nouvelle génération de réalisateurs qui commence à prendre du poids à Hollywood. Je pense que dans la continuité, ça peut amener à ce qu’il y ait une reconnaissance aux Oscars pour les cascadeurs, en tout cas on l’espère.