Critique

Goutte d’or, de Clément Cogitore : des ombres qui passent

06 mars 2023
Par Félix Tardieu
“Goutte d'or” de Clément Cogitore, en salle le 1er mars 2023.
“Goutte d'or” de Clément Cogitore, en salle le 1er mars 2023. ©Laurent Le Crabe/Kazak Productions/France 2 Cinema

Le troisième long-métrage de Clément Cogitore, présenté l’an passé au Festival de Cannes dans le cadre de la Semaine de la Critique, s’impose comme un polar urbain tentaculaire. L’inarrêtable Karim Leklou incarne un escroc plutôt attendrissant, soudainement confronté à ses démons après l’arrivée d’un groupe de mineurs isolés semant la pagaille dans son quartier.

« Il est cinq heures, Paris s’éveille », entonne Jacques Dutronc. En revanche, lorsque Goutte d’or commence, Paris dort profondément, encore bien loin de percevoir le drame qui se joue indiciblement dans son sommeil… Au fond, c’est un peu à l’image du spectateur, égaré malgré lui dans cette séquence dont on a d’abord du mal à déchiffrer le sens, même si un œil intrigué cherchera tant bien que mal à déceler un indice ou à reconnaître une forme dans l’obscurité de ce chantier en périphérie de la ville et au milieu duquel la caméra se faufile alors en silence. 

En terrain connu 

C’est là, dans « l’angle mort » de la Ville Lumière et dans l’ombre de débris fraîchement remués par les pelleteuses que se noue l’intrigue du troisième long-métrage de Clément Cogitore, plasticien, réalisateur et metteur en scène prolifique notamment connu pour avoir remis au goût du jour Les Indes galantes, l’opéra-ballet de Rameau, en convoquant sur la 3e Scène de l’Opéra de Paris des danseurs de krump. Après avoir sondé des territoires lointains et nimbés de mystère – le fin fond de la Sibérie dans Braguino (2017) ou une vallée reculée de l’Afghanistan dans Ni le ciel ni la terre (2015) –, Cogitore place cette fois son cadre en plein cœur du 18e arrondissement, entre les quartiers de Barbès et de la Goutte d’or, où le cinéaste dit avoir longtemps vécu.

Karim Leklou dans Goutte d’or. ©Laurent Le Crabe / Kazak Productions / France 2 Cinema

Karim Leklou, qui a fait du chemin depuis sa brève apparition dans Un prophète (2009) de Jacques Audiard, incarne Ramsès, imposteur roublard recueillant des âmes endeuillées dans son cabinet de voyance et jouant des coudes avec les autres médiums du quartier pour garder la mainmise sur sa clientèle. Son personnage enchaîne les tours de force – tout comme Karim Leklou lui-même enchaîne les premiers rôles de plus en plus décisifs, à l’instar du très réussi Pour la France de Rachid Hami (sorti le 8 février dernier) – dans ce cabinet à l’écart de l’agitation des rues, où s’empressent les clients venus chercher une forme de réconfort. Dans une pièce vide, le client patiente de longues minutes, voire des heures, avant que ne s’installe face à lui Ramsès, toujours légèrement de biais et qui, malgré son regard inquiétant, entre finalement en communication avec l’esprit du défunt d’une voix apaisée et délicate.

Se plaçant d’emblée dans le point de vue subjugué de ces âmes en quête de consolation, projection de la propre place du spectateur devant un écran de cinéma, Clément Cogitore s’attache à enregistrer méticuleusement les dessous de ce spectacle – on comprend assez vite qu’il ne s’agit que d’une mise en scène soigneusement élaborée et que le dispositif mis en place par Ramsès n’est autre que le miroir de la confiance aveugle, mais intensément curative, aux conteurs, fabricants d’histoires, illusionnistes et autres artistes chez qui la consolation répond tout autant à une logique de spectacle qu’à celle d’un business. Mais la routine de Ramsès va rapidement être bousculée par un groupe d’adolescents violents et imprévisibles débarqués des rues de Tanger et qui, ayant eu vent des dons de ce « mage », vont violemment le contraindre à retrouver l’un des leurs, ce dernier s’étant volatilisé avec une grosse somme d’argent.

Karim Leklou incarne Ramsès dans Goutte d’or. ©Laurent Le Crabe / Kazak Productions / France 2 Cinema

La grande magie 

De la station de métro de Barbès-Rochechouart, centre névralgique du quartier, jusqu’aux caves, échafaudages, parkings et arrière-cours des immeubles, en passant par le chantier jouxtant le périphérique, une salle communale dans laquelle Ramsès se donne régulièrement en spectacle ou encore un square plongé dans la nuit où se réfugient ces garçons en perdition, Clément Cogitore prend soin de cartographier tout un quartier et donne à voir Paris sous un jour nouveau, se plaçant volontiers dans le hors-champ de la capitale pour capter le bouillonnement de ces espaces urbains trop souvent délaissés par le septième art. Frisant le documentaire sous certains aspects, Goutte d’or affiche en quelque sorte le pacte d’un réalisme cinématographique renouvelé, mais conjugué à une fièvre mystique qui traverse le long-métrage d’un bout à l’autre. 

On sent alors le metteur en scène des Indes galantes fasciné par la circulation fulgurante des croyances et des superstitions, à l’image d’une caméra toujours en mouvement et proche des corps, ayant l’air de débusquer un je ne sais quoi dans l’air. Mais, du même coup, la veine sociologique du long-métrage – en particulier le sort des mineurs isolés au centre du film – passe malheureusement au second plan, malgré quelques tentatives de redonner de l’épaisseur à ces jeunes errants tels des spectres, munis de couteaux et de barres de fer, prêts à affronter la nuit. Ces derniers ne transcendent que trop rarement leur fonction narrative. À vrai dire, leur petite bande surgit avant tout dans le film pour redonner de l’élan au récit et pousser Ramsès dans ses retranchements, le confronter à ses propres démons. 

Bande-annonce de Goutte d’or.

Car lui aussi, en un sens, a pris la fuite, évitant soigneusement de croiser la route d’un vieux père superstitieux. Saisi par une vision qui le conduit mystérieusement à une découverte macabre (tournant du film vers un régime fantastique plutôt mal négocié sur la forme, mais compensé par la cadence infernale des événements à venir), Ramsès bascule dans le monde de l’irrationnel et parvient finalement à apprivoiser ces ados, hostiles au premier abord, à travers leur croyance enfantine aux pouvoirs du « mage ». Le personnage incarné par Karim Leklou renoncera alors un temps à monnayer ce petit théâtre de voyance, sans doute parce que, au moins, cette fois, lui-même commence à y croire.

Goutte d’or, de Clément Cogitore, 1h38, avec Karim Leklou, Jawad Outouia, Elyes Dkhissi, Ahmed Benaïssa, Elsa Wolliaston, Malik Zidi, Yilin Yang Loubna Abidar. En salle le 1er mars 2023. 

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste