Meta, en se rendant omniprésent sur le sujet du métavers, a pu donner l’impression que les technologies immersives se résumeraient à une rivalité entre les États-Unis et la Chine. Cependant, la France compte bien tirer son épingle du jeu.
La passion de Nicolas Dupain pour la transmission du savoir par les technologies immersives ne vient pas de nulle part. Avant d’être président de France Immersive Learning, il a entre autres travaillé 17 ans à l’Éducation nationale : un tiers comme professeur, un tiers comme technicien pour déployer les premiers réseaux pédagogiques et, enfin, un tiers comme ingénieur pédagogique pour développer des environnements de travail numériques. Il s’adresse désormais aux ministères de l’Éducation nationale, du Travail et de la Culture pour développer une stratégie à l’échelle française, francophone et européenne sur la réalité virtuelle dans un but éducatif.
Comment est né France Immersive Learning ? Quel est son objectif ?
Quand j’étais prof, je faisais partie des pionniers d’Internet, puisque j’ai commencé à enseigner en 1993. Je connectais des salles informatiques à Internet et j’apprenais à l’utiliser avec mes élèves de lycée professionnel. C’est à partir de là que toute ma carrière s’est mise à tourner autour de l’apprentissage – au sens large – par le numérique. En 2016, je mets un casque de réalité virtuelle et c’est la révélation. Je me dis : “Oh là là, c’est incroyable cette technologie !” On a là un vecteur de renouveau du plaisir d’apprendre et de transmettre qui est plus puissant que jamais. La baseline de France Immersive Learning est là.
On se présente aujourd’hui comme un pôle de compétences dédié aux usages dans le domaine de la transmission, c’est-à-dire l’éducation, la formation initiale, la formation supérieure, la formation continue, la culture et le patrimoine. La particularité de l’association, c’est que ce n’est pas une association de start-ups ou une entreprise spécialisée, comme EdTech France, par exemple. C’est vraiment une association de promotion et de développement des usages, avec trois types d’acteurs : ceux qui ont des solutions, ceux qui ont des besoins et ceux qui ont des financements.
« C’est un peu comme au début du siècle. À l’époque, personne n’avait d’ordinateur personnel et personne n’avait Internet. On allait dans des points d’accès à Internet, dans des cybercafés ou dans des quelques salles informatiques d’établissements pour apprendre à utiliser la micro-informatique et découvrir Internet. Aujourd’hui, on est sur ce même pivot, c’est-à-dire que tout le monde voit bien qu’un tsunami, celui de l’immersion, est en train d’arriver. Il faut donner accès, grâce à un réseau de lieux, au matériel, aux contenus, aux conseils et aux dispositifs de formation. »
Nicolas DupainPrésident de France Immersive Learning
Pour faire simple, l’association a plusieurs missions. La première, c’est de fédérer, d’animer et de représenter la filière pour interpeller les décideurs sur les enjeux de création d’emplois et de la souveraineté numérique qui sont supportées par ces technologies. La deuxième, c’est d’accompagner les organisations à travers des activités de conseil, donc penser à une stratégie progressive de développement des usages pour répondre aux enjeux de transformation des pratiques professionnelles. La troisième, c’est la formation des professionnels : utiliser de manière efficiente et efficace des dispositifs immersifs dans des activités pédagogiques ou de médiation, ce sont de nouvelles compétences et de nouvelles postures professionnelles. C’est une ingénierie spécifique d’activité pour mettre une capsule immersive au bon moment, au bon endroit, avec les bonnes conditions. Et tout ça, ça s’apprend.
Il y a donc aujourd’hui un besoin, au moins en France, de structurer le secteur des technologies immersives, comme nous avons pu le voir avec la création du Conseil National de la XR en mai dernier ?
Tous les écosystèmes français et européens ont besoin de se coordonner, sinon ça part dans tous les sens, chacun bricole un truc de son côté et, à la fin, ça fait de la richesse qui sera collectée par les majors parce qu’elles vont arriver avec des dispositifs qui permettront de passer à l’échelle.
Il y a donc trois enjeux. Le premier, c’est d’effacer la technologie au profit des usages et des contenus. Et là, nous Français, on est quand même plutôt pointus en matière de contenu, on fait partie des meilleurs du monde. C’est pour ça que nos productions sont primées dans tous les festivals de la planète. Le deuxième enjeu, c’est de coordonner la filière et les politiques publiques pour faire en sorte que chacun ne réinvente pas la roue et se focalise sur ce qui est l’essentiel de la création de la valeur, c’est-à-dire les contenus et leur distribution, qu’elle soit commerciale ou d’intérêt général.
Le troisième enjeu, c’est le passage à l’échelle. Comment on prend des expériences qui émergent à droite et à gauche pour en magnifier l’usage dans l’éducation, la culture et le patrimoine, et être en capacité de les faire passer de 500 utilisateurs à 500 000 utilisateurs ? Comment nos plateformes tiennent ? Comment accompagne-t-on tous les utilisateurs pour qu’ils deviennent agiles avec la technologie ? Au-delà de ça, comment donne-t-on aujourd’hui accès, aux personnes et aux organisations, à ces technologies dont elles ne se sont pas équipées ?
C’est un peu comme au début du siècle. À l’époque, personne n’avait d’ordinateur personnel et personne n’avait Internet. On allait dans des points d’accès à Internet, dans des cybercafés ou dans des quelques salles informatiques d’établissements pour apprendre à utiliser la micro-informatique et découvrir Internet. Aujourd’hui, on est sur ce même pivot, c’est-à-dire que tout le monde voit bien qu’un tsunami, celui de l’immersion, est en train d’arriver. Il faut donner accès, grâce à un réseau de lieux, au matériel, aux contenus, aux conseils et aux dispositifs de formation. Voilà les enjeux qui nécessitent une planification stratégique pour une filière d’excellence française en capacité de relever les défis de création d’emplois, de création de valeur et de souveraineté numérique.
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Vous avez récemment présenté votre stratégie au gouvernement. À quelles idées a-t-il été particulièrement réceptif ?
L’avenir nous le dira. Je pense qu’ils ont bien saisi les enjeux. Ça a commencé à bien monter au cerveau avant même le bazar du métavers, qui est devenu une grosse boîte conceptuelle où on met pêle-mêle blockchain, cryptomonnaie, spéculation et des MMO comme Fortnite et Roblox. Mais il est clair qu’un des effets positifs de ce buzzword a été d’ancrer définitivement le sujet dans l’agenda politique.
La difficulté pour les décideurs publics, qui ont quand même mille sujets à traiter, c’est effectivement d’arriver à synthétiser des propositions expertes pour transformer ça en politiques publiques. C’est une vraie difficulté, surtout sur les technologies extrêmement nouvelles qu’ils ne peuvent pas connaître, comme tout un chacun. Aujourd’hui, il y a eu beaucoup de rapports issus du Conseil national du numérique, avec des gens qui ont plus ou moins d’ancienneté dans le domaine. On a tous, nous professionnels, été interviewés. De gros appels à projets ont donc été publiés dans beaucoup de domaines et étaient très ouverts sur les technologies immersives.
« Sur les sujets de ces technologies – qui sont non pas un nouvel outil digital, mais une révolution anthropologique, une singularité anthropologique –, il faut une planification stratégique pour coordonner justement ces différentes initiatives et leur permettre de passer à l’échelle. »
Nicolas Dupain
Ce que je fais aujourd’hui quand j’adresse ma proposition d’une nécessaire planification stratégique transversale pour cette filière, c’est leur permettre de passer un cap au-dessus des projets qui sont dans les verticales traditionnelles, qui sont faits par le ministère du Travail ou par l’Éducation nationale, par exemple. Si nous sommes une grande nation industrielle, c’est parce qu’à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement français a mis en place une planification stratégique sur les objets qui étaient nécessaires pour être une puissance industrielle : l’énergie, les transports, l’aviation, l’espace, etc. Sur les sujets de ces technologies – qui sont non pas un nouvel outil digital, mais une révolution anthropologique, une singularité anthropologique –, il faut une planification stratégique pour coordonner justement ces différentes initiatives et leur permettre de passer à l’échelle.
Un projet de métavers français dédié à l’éducation et à la culture sera dévoilé prochainement, pouvez-vous nous en dire plus ?
Ce projet s’appelle Nexus. Il a comme objectif de satisfaire aux besoins de tout un chacun de disposer d’un métavers dans le champ de la transmission (formation tout au long de la vie, culture, patrimoine) et de faire en sorte que chacun ne réinvente pas la roue. Le raisonnement qui est derrière ce projet, c’est le même que pour les sites internet. Aujourd’hui, n’importe quelle organisation, petite ou grosse, quand elle veut faire un site internet, va utiliser ce qu’on appelle un CMS comme WordPress ou Drupal. Tout le monde se contrefiche de la mécanique d’un site web. J’ai fait des sites web en 1992, on faisait du HTML sur Dreamweaver 2, on faisait du CSS et on avait un serveur FTP, c’était la préhistoire. Aujourd’hui, la façon dont ça marche n’intéresse plus personne. Le seul sujet, c’est les contenus, parce que la valeur n’est pas dans la mécanique mais dans le contenu. Donc on utilise un CMS et on se focalise sur le contenu.
Nexus, c’est exactement la même chose. C’est une plateforme, un moteur d’univers virtuel collectif, pour que toutes les organisations qui disent “Je voudrais faire de l’enseignement à distance en réalité virtuelle” puissent créer leur univers et les objets 3D dont elles ont besoin. À partir d’un bac à sable, d’un outil dans lequel tout est prêt pour connecter les gens et créer des contenus, elles pourront créer le contenu et accueillir des personnes pour leur proposer une expérience de formation ou de culture et patrimoine. C’est un moteur d’univers virtuel collectif – on ne va pas dire de métavers – qui vise donc à satisfaire les besoins de tout le monde, sans avoir à réinventer la roue, et en résolvant de facto les enjeux d’interopérabilité. Si tout le monde utilise le même moteur, passer d’un contenu à l’autre devient extrêmement facile.
Là arrive un autre enjeu : la création de communs numériques. Il faut du business, on est bien d’accord, mais sur les sujets de type politique publique, il y a un besoin de commun numérique. Par exemple la présentation des métiers dans le domaine de la culture, du patrimoine au sens très large, de l’éducation artistique et de la valorisation des savoir-faire d’exception français avec le projet Immersion Métiers. Là, typiquement, on n’est pas dans des produits commerciaux, mais dans des produits qui relèvent d’un intérêt collectif ou général. Les universités publiques et les lycées ont déjà tous des communs numériques qu’ils produisent pour pouvoir échanger entre eux.
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Dans une vision macro-stratégique, on voit aujourd’hui les majors anglo-saxonnes et asiatiques annoncer et mettre en œuvre des stratégies de conquête de ce nouveau marché, de ces nouveaux univers virtuels, avec des chiffres dantesques. Par exemple, Microsoft a racheté le studio de jeux vidéo Activision pour 67 milliards de dollars, c’est quand même 9 milliards de plus que le budget de l’Éducation nationale. Ma vision, c’est une alternative pour pouvoir résister à la puissance de ces acteurs dont l’objectif est de conquérir le monde. Ce qui n’est pas notre cas, on n’a pas vocation à conquérir le monde.
Une des alternatives qui doit nécessairement être soutenue et déployée, en parallèle d’autres, c’est l’open source. Au moment de cette fenêtre d’opportunité historique où ces univers virtuels sont les instruments de cette révolution anthropologique, de notre nouveau rapport au monde, on peut justement créer des univers virtuels qui seraient moins commerciaux que ce que vont faire Meta et TikTok, et qui seraient plus basés sur les valeurs universalistes et républicaines qui font société en France et en Europe.
L’enjeu derrière, c’est d’impacter autant que possible la marche du monde à travers cette proposition et de créer trois communautés : développement, usages et recherche. Cette proposition, je la fais aujourd’hui en France, mais je la fais aussi en francophonie. C’est pour ça que je suis allé à Djerba en novembre, au sommet de la francophonie, pour proposer à nos cousins francophones de rejoindre cette ambition, de développer Nexus ensemble, de créer ces communs numériques, ces communautés, et de déployer respectivement sur nos territoires des réseaux de labs auxquels les gens auront accès et qu’on ait des échantillons d’ampleur pour mutualiser les pratiques, les besoins et les études.
Qu’en est-il de l’Europe ? Outre l’association XR4Europe, y a-t-il des initiatives à cette échelle ?
Ça reste assez dispersé. Ce que je vois, c’est qu’en Angleterre, il y a une vraie dynamique autour des technologies XR. Il y a des acteurs fédérateurs comme ImmerseUK qui sont assez actifs, mais il y a surtout des grands acteurs publics – ce qu’on a aussi en France –, en particulier la BBC et le Muséum d’histoire naturelle, qui produisent des contenus d’excellente qualité. La seule plateforme de type métavers professionnel, déployable, opérationnelle, robuste et très qualitative, que je fréquente depuis 2017, c’est Engage VR et ce sont des Irlandais.
Les Finlandais ont, depuis 2018, une très belle association, financée par le gouvernement finlandais et la mairie d’Helsinki, qui fédère un écosystème de plus de 100 start-ups, toutes extrêmement talentueuses. Je vois une vraie dynamique que j’espère pouvoir reproduire en France avec nos spécificités.
En Allemagne, en Italie et en Espagne, il y a de très gros acteurs et des gens extrêmement compétents, mais pas de dynamique ni collective ni institutionnelle. Il y a deux ou trois fédérations européennes, dont XR4Europe, dont je suis cofondateur, mais tout ça est encore balbutiant. C’est aussi pour ça que, dans la stratégie qui est la nôtre, ma réponse à cette question européenne c’est « oui, l’Europe, évidemment, mais la francophonie quoi ! » Sur le continent européen, ça représente quand même la France, la Belgique, le Luxembourg et la Suisse. On peut ajouter ensuite nos amis québécois, qui ne sont pas des touristes et qui ont les mêmes besoins que nous. On peut aussi s’adresser à nos amis tunisiens, qui sont extrêmement volontaires et plein de gens talentueux, et à toute l’Afrique orientale où il y a une vraie volonté de développement et de création d’emplois. Parler la même langue est un avantage, alors que, quand on travaille avec nos amis européens, la langue est quand même un obstacle qui a un effet d’appauvrissement de la pensée.
Le gouvernement a récemment publié un rapport recommandant de profiter des Jeux olympiques de Paris en 2024 pour présenter des contenus immersifs et les talents français dans ce domaine. Quelles sont vos échéances pour les prochaines années ?
Concernant Nexus, ça va aller très vite. Depuis 2019, nous sommes membres du consortium UMI3D. C’est un moteur d’interactions XR, transversal des différentes technologies, qui est 100 % français et 100 % open source. Ça va être la matrice de notre moteur d’univers virtuels. En gros, on va construire le back-office et le front-office pour que chacun puisse l’utiliser.
Pendant qu’on développe la version open source, une ESN (entreprise de services du numérique) – qui sera bientôt dévoilée – développe la version commerciale, mais on va le faire ensemble. D’ici Pâques, on aura un MVP (produit minimum viable) et, à la fin de l’année, on aura une version beta aboutie du dispositif open source. On va aller très vite, parce que l’objectif est de pouvoir ouvrir la plateforme à tous les acteurs qui le souhaitent pour créer cette communauté dès 2024.
Et oui, les Jeux olympiques ! Dès 2017, j’avais la conviction – et je n’ai pas arrêté de pousser dans ce sens – que le moment d’incarnation idéal de notre ambition de créer et faire rayonner une filière d’excellence française des technologies immersives, c’était les Jeux olympiques 2024, mais aussi la Coupe du monde de rugby juste avant, pour faire un « tour de chauffe ». Je ne ménage pas mes efforts pour rencontrer les acteurs publics et les acteurs privés, comme les sponsors par exemple, autour de ces évènements.
Il y a encore peu de temps, tout le monde me regardait comme un extraterrestre et mon discours avait très peu de crédit. Maintenant, un rapport dit qu’il faudrait qu’on ait des choses à montrer, vu que tout le monde parle du métavers. Enfin une bonne nouvelle ! On a moins de temps, j’espère qu’on aura des choses intéressantes à montrer. Nous sommes à nouveau sur des questions de planification et de coordination. Tout l’enjeu, que ça soit pour l’organisation des Jeux olympiques ou pour des éléments périphériques, c’est de faire en sorte que, le jour J, tout soit en place, organisé, et que tout le monde sache comment ça marche.