Critique

Godland, de Hlynur Pálmason : pécheurs d’Islande

21 décembre 2022
Par Félix Tardieu
Godland, de Hlynur Pálmason : pécheurs d’Islande
©Snowglobe Photo/Maria von Hausswolff

Curieusement absent de la compétition lors du dernier Festival de Cannes et cantonné à la section Un certain regard, le troisième long-métrage de Hlynur Pálmason relate l’expédition d’un prêtre danois en terre islandaise à la fin du XIXe siècle, chargé de bâtir une église dans un village reculé de l’île et de documenter son périple grâce à l’imposant matériel photographique qu’il transporte péniblement. Un film pour le moins édifiant.

Après Winter Brothers et Un jour si blanc, le réalisateur islandais Hlynur Pálmason revient avec un troisième long-métrage sidérant, Godland.

Fin du XIXe siècle : un prêtre luthérien, Lucas (Elliott Crosset Love), est envoyé en mission en Islande, alors sous domination danoise, pour veiller à la construction d’une église. Lucas porte avec lui un appareil photographique encombrant ayant recours au collodion humide, un procédé chimique sur plaques de verre impliquant de transporter avec soi un imposant matériel – c’est d’ailleurs autour d’une série de rares clichés, pris par un prêtre de l’époque, que le réalisateur a tissé cet étonnant récit.

Ce véritable fardeau reposant sur les épaules de Lucas tout au long du film charrie évidemment une forte charge symbolique, ne serait-ce qu’au travers du procédé de « révélation » qu’implique le présent dispositif. Dans le film, ce procédé photographique tient presque du divin, les individus accédant à un autre rapport au temps, à la mort. Il s’agit de littéralement fixer son image pour la postérité. Chimique, mystique : Godland annonce d’emblée un long et douloureux chemin de croix. 

Rendez-vous en terre inconnue

La première partie du film est consacrée au long et douloureux périple du prêtre à travers l’Islande au sein d’un convoi mené par Ragnar, un guide local rustre et tourné vers la nature, incarné par Ingvar Sigurðsson, déjà à l’œuvre dans le précédent film du cinéaste (Un jour si blanc, 2020).

Une lutte s’installe subrepticement entre les deux hommes, aussi bien sur le plan physiologique – le premier, frêle, ascétique, peu habile, mis à mal par les conditions du voyage ; le second, robuste, sûr de lui, ne faisant qu’un avec l’environnement hostile qui l’entoure – que spirituel et culturel, étant donné que les deux hommes, séparés par la barrière de la langue, ne parviendront jamais vraiment à apaiser cette inimitié.

Dans la seconde partie, le convoi a atteint sa destination, la colonie danoise s’est installée, l’église est déjà en chantier. Suite à cette éprouvante traversée ayant aussi bien mis son corps que ses croyances à l’épreuve, la foi du jeune prêtre vacille (notamment après avoir fait la rencontre d’Anna, l’aînée d’un colon danois installé sur place), tandis que Ragnar, à l’inverse, semble vouloir se rapprocher de Dieu. 

©Snowglobe Photo/Maria von Hausswolff

La réussite de Godland tient à l’alchimie entre le naturalisme des images et l’ampleur intacte d’un récit aux proportions épiques observant méticuleusement, avec une approche quasi documentaire, l’effondrement psychique de ses protagonistes.

Son premier acte, concentré sur la traversée du territoire islandais, s’installe dans le point de vue de ce prêtre découvrant pour la première fois ces paysages monumentaux et contrastés, arpentant ses rivières, ses glaciers et ses innombrables cascades (on se souviendra longtemps de l’une d’entre elles, immortalisée par un long panoramique vertical virant à l’abstraction).

Dans un somptueux format 1:33 rappelant les débuts de la photographie, la cheffe opératrice Maria von Hausswolff sculpte une image picturale à la fois austère, profonde et lumineuse. Avec la distance du scientifique, Hlynur Pálmason ausculte minutieusement sa terre natale et donne à voir, sans doute comme personne avant lui, ce territoire reculé dans ce qu’il présente paradoxalement d’inhospitalier et de proprement hypnotique.

Memento mori

Le second acte, certes moins haletant, contient néanmoins son lot de scènes mémorables, à l’instar d’un panoramique (horizontal cette fois-ci) à 180 degrés encapsulant les festivités d’un mariage, avec la charpente de la future église pour toile de fond, ou encore une scène de lutte, a priori traditionnelle, entre les hommes du village dans laquelle le prêtre lui-même se retrouve embarqué, mettant finalement au jour le ressentiment des personnages. Par ailleurs, le réalisateur profite du décor on ne peut plus cinégénique de l’église en construction pour s’offrir d’élégants surcadrages lorgnant du côté de John Ford.

Godland se situe là, au carrefour de plusieurs influences cinématographiques (le film nous rappelle, entre autres, La Légende du Roi Crabe, sorti en février dernier) convoquant aussi bien le western – John Ford donc, mais également par endroits le naturalisme de Kelly Reichardt – que les films de Werner Herzog (tant par l’âpreté de ses épopées conradiennes que l’incroyable plasticité de ses documentaires).

À l’image de ces appareils du XIXe siècle qui demandaient un très long temps de pose et de demeurer le plus immobile possible, Pálmason installe son film dans la durée, profitant de longs plans impressionnistes pour scruter cette nature monumentale comme pour sonder l’intériorité de ses personnages – faisant subtilement varier les échelles de plan au sein d’un même mouvement, passant magnifiquement de l’ampleur du relief aux plus infimes détails. Dans un même cadre, femmes et hommes défient les volcans, les cours d’eau, l’herbe humide, les roches noires et glissantes, tandis que les bêtes (et elles sont ici nombreuses) les ramènent à leur propre mortalité.

C’est finalement le sens de ces majestueuses séquences en timelapse filmées par le réalisateur sur sa terre natale, illustrant le passage des saisons au pied d’un glacier ou encore la lente décomposition d’un cheval au beau milieu d’une plaine (celui-ci ayant appartenu à son père et sur lequel le réalisateur a braqué sa caméra pendant plusieurs années) : cette matérialité déployée sans moralité surplombante, ce rappel esthétique de l’impermanence des choses, résume bien l’approche résolument expérimentale de Hlynur Pálmason.

La lutte entre des personnages ne parvenant pas à communiquer, la jalousie latente du prêtre pour la spiritualité insoupçonnée de Ragnar, la lente désagrégation de sa foi au fil du voyage, son aversion quasi physiologique pour l’île, l’intrusion du désir, le règne impassible de la nature : Hlynur Pálmason fixe tout cela à la bonne distance et laisse le temps faire son œuvre. À l’écran, difficile de rester insensible aux réactions provoquées par ce fascinant mélange.

Godland, de Hlynur Pálmason, 2h22, avec Elliott Crosset Love, Ingvar Sigurðsson, Vic Carmen Sonne, Jacob Lohmann. En salle le 21 décembre 2022.

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste