Longtemps injustement décrié parce qu’à mi-chemin entre journalisme et littérature, le true crime a su prouver sa valeur et s’affiche aujourd’hui comme le genre romanesque à la mode. Petite bibliothèque idéale pour se faire un sang d’encre.
« Le true crime est devenu un secteur florissant, surpeuplé, encore qu’il n’ait pas attiré beaucoup d’écrivains de talent. » Cette saillie corrosive écrite noir sur blanc dans la prestigieuse New York Review of Books par la reine des lettres américaines, Joyce Carol Oates, témoigne de toute l’ambiguïté de ce genre à part, parce qu’hybride et bâtard. Roman-enquête à mi-chemin entre journalisme et littérature, récit du réel tiraillé entre l’exigence des faits et l’exercice de style, le true crime fascine le public et les écrivains autant qu’il agace les statues du commandeur littéraires, viscéralement attachées à la liberté de l’imaginaire et de la fiction.
Fascination pour le mal, pour le morbide, pour la cruauté dont est capable l’être humain : si le true crime dérange tant, c’est peut-être aussi parce qu’en se penchant sur les crimes les plus effroyables, il tend un miroir grossissant aux passions perverses de l’humanité et pointe du doigt les zones d’ombre de nos sociétés.
“Investigation is an art, let’s just be kind of artists”
Pour se faire une place au soleil, le true crime a dû batailler. Point de noble lignée, point de flamboyante entrée en littérature… Dès ses débuts, il est méprisé par les grands ducs qui fustigent l’irruption d’une plume journalistique, factuelle, dans le champ sacré de la poésie. Preuve en est, c’est à un criminologue amateur écossais de la fin du XIXe siècle qu’on doit les prémices du genre. Pendant 60 ans, de 1889 à 1949, William Roughead a couvert tous les procès de la Cour pénale d’Edimbourg et en a fait la matière de ses livres. Avec la minutie et la précision d’un greffier, mais aussi avec son sens du récit, il offre une tribune à Oscar Slater, Deacon Brodie ou encore John Donald Merrett : autant d’accusés inconnus qui deviennent les personnages fascinants de ses romans vrais.
Mais si l’on met de côté ce parent cocasse et lointain, l’histoire du true crime est indissociable du rêve américain. Son émergence est étroitement liée à l’avènement du New Journalism, un type d’écriture journalistique faisant appel à de nombreux procédés littéraires, notamment l’utilisation de la première personne, qui implique directement l’auteur ou l’autrice. Le ou la journaliste narre alors ses propres histoires, se plonge dans le décor et donne ses impressions subjectives. « Investigation is an art, let’s just be kind of artists », clame Tom Wolfe, inventeur de l’expression New Journalism et auteur du roman culte Le Bûcher des vanités (1987). Une nouvelle forme de récit est née.
Du New Journalism au true crime, premiers pas américains
Dans sa forme contemporaine, la paternité du true crime est donc logiquement revendiquée par un journaliste. Avec Crime, paru en 1958, Meyer Levin fait le roman vrai de l’affaire Leopold et Loeb, l’histoire sordide du meurtre d’un adolescent par deux riches étudiants de Chicago persuadés de commettre le crime parfait. Le livre rencontre un joli succès et est adapté dès l’année suivante au cinéma par Richard Fleischer sous le titre Le Génie du mal (1959).
Mais ce pionnier émérite a été aujourd’hui largement effacé des livres d’histoires. La faute à un roman devenu culte et à un auteur entré au panthéon de la littérature américaine. En 1966, Truman Capote, un autre membre revendiqué du New Journalism, publie De sang froid et fait entrer le true crime dans la cour des grands, une cour dans laquelle succès public et reconnaissance critique vont de pair.
En 1958, le jeune Truman Capote vient d’éclabousser de son talent la face du monde avec son roman Petit Déjeuner chez Tiffany, quand il découvre dans les colonnes du New York Times un fait divers qui le fascine. À Holcomb, dans le Kansas, deux jeunes truands ont tué sans aucun mobile quatre membres d’une même famille de fermiers. Accompagné de sa fidèle amie Harper Lee, autrice culte de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur (1960) – un roman purement fictionnel, mais qui rappelle par moment la démarche du true crime –, il se rend sur place pour mener l’enquête. Au terme de longs mois de recherches sur le terrain, d’entretiens avec les locaux, les forces de police et même avec les meurtriers en prison, Truman Capote dispose de plus de 8 000 pages de notes.
Elles se transformeront en un bijou de littérature qui plonge loin dans les entrailles du mal et questionne notre responsabilité en tant que société. D’abord publié en 1965 en feuilleton dans The New Yorker, puis l’année suivante en librairie, De sang-froid devient un classique et un best seller écoulé à huit millions d’exemplaires. Grâce à Truman Capote, le true crime est sur le devant de la scène littéraire et Truman Capote au sommet de sa gloire. Pourtant, De sang-froid va précipiter le romancier dans une dépression qui ne le quittera plus. Trop marqué par ce qu’il a vu, touché à jamais par sa rencontre avec l’un des deux assassins. Comme si à trop se frotter au réel, le romancier pouvait se brûler les ailes.
Après ce coup d’éclat, les années 1970 et 1980 sont, pour la littérature américaine, celles du true crime. En 1974, Vincent Bugliosi, procureur en charge de l’affaire Charles Manson, fait paraître La Tuerie d’Hollywood et raconte par le menu les agissements du gourou criminel le plus célèbre de l’histoire. Son livre connaît un succès foudroyant qui le place encore aujourd’hui comme la plus grande réussite commerciale du genre. En 1979, Norman Mailer, l’une des plus belles plumes du New Journalism, publie Le Chant du bourreau. Dans ce chef-d’œuvre, il retrace l’affaire Gary Gilmore jusqu’à sa condamnation à mort. Puis, il pousse un peu son récit et raconte, avec une précision glaçante qui force la réflexion, son exécution par un peloton obsédé par l’idée de lui trouer la peau. Acclamé unanimement, le livre est couronné du Prix Pulitzer. Le true crime se vendait bien, désormais il se distingue.
Pour conclure cette tournée américaine, citons deux livres à part. En 1980, Un tueur si proche secoue l’opinion publique. Dans ce true crime pas comme les autres, Ann Rule, une amie de près de 20 ans de Ted Bundy, raconte comment les révélations faites sur l’un des pires tueurs de ce siècle l’ont percutée de plein fouet et tente de reconstituer le puzzle de son existence.
La même année débute une des entreprises littéraires les plus folles qu’il ait été donnée de lire. Gay Talese, encore une plume mythique du New Journalism, reçoit à son domicile de New York une lettre d’un dénommé Gerald Foos. Ce dernier prétend avoir transformé son motel en « laboratoire d’observation ». À travers des trous dissimulés dans les murs des chambres, il plongeait avec son épouse dans l’intimité de ses clients. Jusqu’à ce qu’il soit témoin d’un meurtre non résolu… Pendant plusieurs semaines, Gay Talese part enquêter sur le terrain et rencontre ce voyeur pour qu’il lui confie ses notes et lui raconte son histoire. Initié en 1980, le livre Le Motel du voyageur ne paraît qu’en 2016. L’hurluberlu voulait rester anonyme, une chose incompatible avec l’éthique du journaliste. Il aura fallu attendre 35 ans pour que l’un des deux cède et que cette histoire folle puisse voir le jour.
Le true crime, une nouvelle passion française
En France, Le true crime compte de prestigieux pionniers comme André Gide, auteur entre autres de La Séquestrée de Poitiers (1930) ou Jean Giono et ses Notes sur l’affaire Dominici (1955), mais ces livres passent dans l’œuvre de ces deux géants pour des broutilles ou des passe-temps d’écrivains amateurs de faits divers. L’irruption du true crime en tant que genre littéraire remonte, en fait, à seulement une vingtaine d’années.
Paru en 2000, L’Adversaire d’Emmanuel Carrère a un retentissement énorme et marque en France un tournant vers la non-fiction, montrant aux derniers critiques obsolètes et réticents qu’il est possible de s’emparer d’un fait divers pour faire littérature et écrire un livre digne des plus grands romans.
Comme Truman Capote 40 ans auparavant, c’est dans le journal qu’Emmanuel Carrère découvre l’affaire Jean-Claude Romand. Pendant 18 ans, chaque matin, ce mari et père de famille modèle, prétendument médecin, a fait semblant de partir travailler. Jusqu’au jour où le mensonge s’est fissuré. Le 9 Janvier 1993, démasqué par un des membres de sa famille, il décide de tuer sa femme, ses enfants et ses parents ; il brûle les corps et tente en vain de se suicider. Fasciné par la normalité de celui qui a commis ce terrible acte de barbarie, Emmanuel Carrère écrit à Jean-Claude Romand. Ce n’est que deux ans plus tard qu’il reçoit une réponse du meurtrier. Il accepte qu’on écrive sur lui. À la première personne, mêlant enquête sur les faits et réflexions sur sa propre vie, l’auteur raconte son unique visite en prison pour rencontrer le tueur, son pèlerinage sur les lieux du crime et sa rencontre avec tous les acteurs de ce drame retentissant. Un monument du genre qui comme souvent dans l’univers du true crime aura le droit à son adaptation au cinéma sous la direction de Nicole Garcia et avec un Daniel Auteuil habité.
Quelques années avant L’Adversaire, Morgane Sportès publiait L’Appât (1990), un roman passionnant consacré à l’affaire Valérie Subra. Il racontait un terrible procédé criminel, celui d’une jeune femme brune de 18 ans qui attirait des hommes dans ses filets et les offrait en pâture à ses deux complices meurtriers. Le livre connaît un beau succès d’estime, mais, comme Meyer Levin et Truman Capote, l’un efface l’autre. Heureusement pour Morgane Sportès, un second livre viendra consacrer son talent. Tout, tout de suite, chronique terrifiante de l’affaire du Gang des barbares, paraît en 2011 et remporte le prix Interallié. Durant son discours, l’écrivain définit à merveille l’essence même du true crime : « Mon livre est un livre politique. Je me considère comme un anthropologue de notre société. C’est un symptôme social que je décris et non un fait divers. »
Au tournant des années 2010, le true crime a le vent en poupe. Jean Teulé s’essaie brillamment à l’exercice avec Mangez-le si vous voulez (2009) sur le drame de Hautefaye et Fleur de tonnerre (2013), biographie romancée de la tueuse en série française Hélène Jégado. Avec Sulak (2013) mais surtout avec La Petite Femelle (2015), La Serpe (Prix Femina 2017) et Au printemps des monstres (2021), Philippe Jaenada embrasse entièrement le genre et devient le pape du true crime à la française, un observateur hors pair des défaillances de notre société. Et si nous étions les premiers responsables des monstres que nos sociétés fabriquent ?
En Février 2021, la grande plume du Monde, Florence Aubenas, l’emblème du New Journalism made in France, fait paraître L’Inconnu de La Poste et raconte caméra au poing sa plongée dans la mystérieuse affaire Gérald Thomassin. Immense succès critique et public, son roman clos définitivement le débat ridicule des frontières entre journalisme et littérature en France. Il en aura fallu du temps.
Un habitué des rentrées littéraires
Trois pépites du true crime ont fait l’actualité ces derniers mois et méritent que l’on s’y attarde. Longtemps favori des prix d’automne, Grégoire Bouillier ne repart qu’avec le prix André Malraux pour Le Cœur ne cède pas, mais reste l’un des auteurs les plus en vue de cette rentrée littéraire. Sur près de 900 pages, il retrace le parcours d’une femme qui s’est laissée mourir de faim pendant 45 jours en tenant le journal de son agonie. Une enquête âpre, mais poétique, qui fait mouche : « Élucider voulant dire non pas faire toute la lumière sur le drame, mais clarifier les termes même de sa noirceur. »
En littérature étrangère, c’est l’Italien Nicola Lagioia qui a fait parler de lui. Dans La Ville des vivants, le journaliste et prix Strega 2015 nous entraîne dans les recoins les plus sombres de la ville éternelle. Il raconte comment l’assassinat barbare de Luca Varani en 2013 a profondément bouleversé sa vie et dissèque ce que ce crime prétendument anodin dit des affres de la société italienne.
Enfin, en poche, le génial Les Heures furieuses de Casey Cep est paru il y a quelques mois déjà. L’histoire vraie du manuscrit perdu d’Harper Lee. Inspirée par l’aide précieuse qu’elle fournit à Truman Capote pour écrire De sang-froid, la romancière souhaite à son tour se frotter au true crime. En 1977, elle assiste au procès d’un dénommé Robert Burns, accusé d’avoir tué un révérend de trois balles dans le corps alors qu’il enterrait sa belle-fille. Si tout l’accuse, les raisons de son passage à l’acte sont bien plus complexes qu’il n’y paraît.