Présenté en compétition lors du dernier Festival de Cannes, le huitième long-métrage de James Gray s’ancre dans la jeunesse du réalisateur en rejouant les tribulations d’un jeune garçon élevé dans une famille juive du Queens (New York) à l’orée des années 1980. Armageddon Time est un petit précis d’émotion, un film hautement introspectif dont l’écriture sublime, comme souvent, le classicisme propre à la mise en scène de James Gray.
Depuis son premier long-métrage Little Odessa, Lion d’argent à la Mostra de Venise en 1994, James Gray s’est imposé comme une figure incontournable du cinéma américain contemporain, sautant avec une aisance déconcertante d’un genre à l’autre – le film noir (The Yards, La Nuit nous appartient), le mélodrame (Two Lovers), le film d’époque (The Immigrant), l’épopée (The Lost City of Z) et plus récemment la science-fiction (Ad Astra) –, transportant avec lui l’amplitude et le rigorisme d’une mise en scène conjuguée à un certain classicisme, à une économie d’effets dénuée de tout sensationnalisme et à une efficacité magistrale.
Dans toutes ces variations subsiste une même obsession pour les relations filiales abîmées, envisagées à travers des personnages – un fils, un frère – faillibles, imparfaits, névrosés, parfois au seuil de la moralité, tiraillés entre deux visions du monde ou portant en eux une certaine dose de culpabilité, espérant réparer une erreur ou panser une plaie.
L’anomalie
C’était déjà le cas de son dernier film, Ad Astra (2019), où le personnage de spationaute taciturne incarné par Brad Pitt partait à la recherche de son père disparu (Tommy Lee Jones) aux confins du système solaire pour, on l’aura compris, le dernier espoir d’une réconciliation, de rétablir une communication en même temps qu’un lien brisé.
Au fin fond du cosmos, Gray se débarrassait en tous sens de la gravité de son univers new-yorkais pour faire ressortir, en quelque sorte, les affects sous leur forme brute. Malgré sa plastique remarquable, Ad Astra souffrait malheureusement de son enveloppe hollywoodienne : avec 90 millions de dollars, James Gray pilotait là le film le plus cher de sa carrière et n’a malheureusement pas pu empêché le studio – en l’occurrence la 20th Century Fox, alors rachetée par Disney – de poser son veto sur la fin du long-métrage et le montage final, ce que le réalisateur a récemment confirmé lors d’une masterclass à l’occasion du dernier Festival Lumière.
Avec une fin et des scènes additionnelles imposées, ainsi qu’une voix off dispensable due à l’insistance de Brad Pitt (coproducteur du projet) et malheureusement préjudiciable à la solennité de l’ouvrage, Ad Astra reste une étrange anomalie dans sa filmographie qu’Armageddon Time n’a heureusement pas tardé à faire oublier.
The Gray mensch
Dans ce huitième long-métrage, James Gray replonge en enfance et retourne aux racines de son cinéma : à l’extrême inverse de l’odyssée cosmique d’Ad Astra ou de l’épopée amazonienne de The Lost City of Z, James Gray repose ici les pieds sur Terre et braque sa caméra non plus seulement sur sa ville natale, mais sur les intérieurs soigneusement reconstitués de son enfance, à travers un geste d’allure proustienne. La maison familiale dans le quartier résidentiel de Flushing, la chambre d’ado, le métro new-yorkais, tout est là, presque vierge, comme l’image d’un territoire encore inexploré que James Gray ne cessera de défricher film après film.
Revenu de l’espace, le cinéaste troque le sas de décompression du vaisseau spatial contre le sas bien plus intime du foyer. Paul Graff (Banks Repeta), projection on ne peut plus crédible d’un Gray adolescent et turbulent, fait sa rentrée au collège et se lie d’amitié avec Johnny (Jaylin Webb), un jeune Afro-Américain redoublant et injustement pris en grippe par leur professeur principal.
Paul, distrait, ne se conforme pas aux attentes du milieu scolaire et passe le plus clair de son temps à faire des plans sur la comète avec son nouvel ami, ce qui ne manque pas d’inquiéter ses parents interprétés par Jeremy Strong et Anne Hathaway. Son grand-père maternel, Aaron (Anthony Hopkins, monumental), attentif aux interrogations de son petit-fils, incarne cette génération d’immigrés juifs ukrainiens ayant fui les pogroms et débarqué à Ellis Island au début du XXe siècle – la génération des grands-parents du réalisateur, qui était déjà au centre de The Immigrant – avant de s’installer dans le quartier de Little Odessa, cœur battant de sa filmographie.
Paul trouve ainsi en son grand-père un allié indéfectible, comblant en quelque sorte le vide affectif laissé par un père autoritaire. Portant avec lui la mémoire de l’exil et des discriminations, Aaron enjoint son petit-fils à être un véritable mensch, à rester digne et à prendre la défense des autres : les scènes partagées entre Banks Repeta, présent dans chaque scène, et Anthony Hopkins sont sans aucun doute les plus chargées d’émotions malgré leur didactisme, grâce à la sincérité de l’écriture et la mise en scène sans fioritures du réalisateur américain.
Emprisonnés dehors
Paul se rêve déjà artiste (la découverte de Kandinsky lors d’une sortie au musée Guggenheim prend des airs de révélation) et aimerait sillonner le pays avec Johnny, qui espère quant à lui devenir astronaute pour la Nasa. Mais les deux garçons, à travers la subjectivité de Paul, vont être tour à tour rattrapés par la réalité : tandis que Johnny, fuyant les services sociaux, semble promis au décrochage scolaire et à une vie de débrouille, Paul intègre, grâce aux économies de ses grands-parents, une prestigieuse école privée (Kew-Forest) où est formée l’élite de la nation dans l’entre-soi le plus total.
Fred Trump, magnat de l’immobilier et père du futur Président des États-Unis, siège au conseil d’administration et livre de grands discours à des CEO en puissance. Une donnée qui fait effectivement partie de la biographie du cinéaste, mais qui, sans surcharger le film de signification, s’additionne sans mal au croquis subjectif et impressionniste du récit.
Paul, toujours plongé dans ses dessins, aimerait bien traverser la rue et rejoindre Johnny, mais un monde les sépare très littéralement, à l’image du grillage qui distingue l’école de la rue et marque géographiquement les inégalités sociales et raciales aux États-Unis. De la rame de métro à l’intérieur du foyer, de la cour d’école au poste de police, le film insiste nettement sur cette dimension carcérale qui exacerbe l’étouffement du personnage principal et, à plus grande échelle, le racisme et les inégalités latentes de l’Amérique moderne.
Retenir la leçon
Armageddon Time prend ainsi la forme d’un roman d’apprentissage traversé par cette infaillible mélancolie propre à James Gray, accentué par la photographie surannée et automnale de Darius Khondji. Le réalisateur de The Yards et Two Lovers y documente une cassure dans sa propre enfance, d’autant plus violente qu’elle se fait sourde et insidieuse. Le titre même du film signale qu’il s’agit moins là d’une menace – bien réelle – de fin du monde que la fin d’un monde, d’un effondrement originel dans l’enfance du cinéaste : la perte inévitable d’un être cher en même temps que la prise de conscience amère de ses privilèges et des inégalités profondes sur lesquelles repose le mythe du rêve américain.
Malgré les leçons de vie professées par son grand-père, Paul ne sera peut-être pas toujours à la hauteur des événements – comme un écho aux personnages tout autant pathétiques que magnifiques du cinéma de James Gray.
L’exercice autobiographique est certes devenu monnaie courante chez les grands réalisateurs (P.T. Anderson, Alfonso Cuaron, Quentin Tarantino, Steven Spielberg, etc.), trouvant dans leur propre enfance ou la nostalgie d’une époque révolue matière à renouveler leur cinéma. Armageddon Time s’engouffre sans trop de risque dans cette brèche, sous une forme sensiblement scolaire et inoffensive ; mais le film opère avec une honnêteté désarmante, qui éclaire rétrospectivement l’œuvre de James Gray tout en lui ôtant, par ce passage aux aveux, un peu de cette porosité entre le grand cinéma hollywoodien et le drame existentialiste qui assurait jusqu’ici son originalité et son charme.
Armageddon Time, de James Gray, 1h55, avec Anne Hathaway, Jeremy Strong, Banks Repeta, Jaylin Webb, Anthony Hopkins. En salle le 9 novembre 2022.