Après Francis Ford Coppola, Clint Eastwood, Jane Campion ou encore Martin Scorsese, c’est au tour du réalisateur, scénariste et producteur américain Tim Burton de recevoir, à Lyon, le prestigieux Prix Lumière. Une distinction qui ne récompense pas seulement une filmographie, mais célèbre également une œuvre sans pareille dans le paysage hollywoodien de ces dernières décennies.
En ce 21 octobre, le cinéaste américain Tim Burton est accueilli à l’Institut Lumière (Lyon), à l’endroit même où les frères Lumière ont inventé le cinématographe, en vue de recevoir le prix honorifique remis chaque année lors du festival de cinéma (du 15 au 23 octobre 2022) qui porte leur nom. Le réalisateur de Beetlejuice et Sleepy Hollow succède ainsi à Jane Campion (La Leçon de piano, The Power of the Dog), lauréate de la dernière édition.
Masterclass, rétrospective ou encore une nuit Tim Burton… L’œuvre atypique et pourtant majeure du cinéma hollywoodien de ces 35 dernières années est aujourd’hui mise à l’honneur : l’occasion de replonger dans l’imaginaire débordant de Burton avant que ce dernier ne fasse ses débuts sur Netflix, en novembre prochain, avec la série Wednesday, spin-off sur la cadette de La Famille Addams dont il a réalisé les huit épisodes, comme toujours épaulé par son compositeur fétiche Danny Elfman.
L’enfant prodige
Réalisateur prolifique et apprécié des grands studios, aussi bien Warner (Batman, Charlie et la chocolaterie) que Disney (Frankenweenie, Alice au pays des merveilles, Dumbo), Tim Burton n’en demeure pas moins un artiste au style inimitable, reconnaissable au premier coup d’œil, pour ne pas dire au premier coup de pinceau tant le cinéaste a nourri ses films de sa passion pour le dessin et la peinture.
C’est d’ailleurs comme dessinateur que le cinéaste né à Burbank (Californie) – là où siègent les grandes majors américaines – a commencé sa carrière. Déjà, adolescent, il signe le logo de la voirie de sa ville natale et décore les maisons et jardins de son quartier à Noël et Halloween, périodes de l’année permettant au jeune Burton d’échapper au marasme de la vie pavillonnaire et dont sont imprégnés quasiment tous ses films, de L’Étrange Noël de Mr.Jack – réalisé par un certain Henry Selick, lui aussi passé par CalArts, mais en grande partie conçu par Burton – à Edward aux mains d’argent.
Diplômé du prestigieux California Institute of the Arts (CalArts) en 1979, Tim Burton intègre alors les studios Disney en tant qu’animateur, où il travaille dans les années 1980 sur des films tels que Tron, Rox et Rouky ou Taram et le chaudron magique. Bien qu’inadapté au style d’animation prôné par Disney, Burton ressort néanmoins du lot et obtient des financements pour réaliser un court-métrage en stop-motion, Vincent, dans lequel il pose les fondements de son art et rend hommage aux films d’épouvante et aux bandes dessinées (à l’instar de Dr Seuss) de sa jeunesse.
Le film rend un hommage tout particulier à Vincent Price, acteur emblématique du cinéma d’horreur de la seconde moitié du XXe siècle – connu, entre autres, pour les adaptations de nouvelles d’Edgar Allan Poe par le réalisateur de série B Roger Corman, mais également pour avoir prêté sa voix au Thriller de Michael Jackson –, qui signe ici la voix off du court-métrage. Quelques années plus tard, il incarnera le créateur d’Edward dans Edward aux mains d’argent pour ce qui sera sa dernière apparition au cinéma. Un passage de flambeau, en quelque sorte.
Burton dans la cour des grands
Après Vincent, Burton réalise le moyen-métrage Frankenweenie (qu’il adaptera des années plus tard en long-métrage), mais le studio aux grandes oreilles, déboussolé par l’excentricité et la noirceur de ce film, par ailleurs frappé par une interdiction aux moins de 12 ans, enterre définitivement le projet. Burton quitte ainsi Disney en 1984 et s’apprête à réaliser son premier long-métrage, Pee-Wee’s Big Adventure, pour lequel il s’associe pour la première fois au compositeur loufoque Danny Elfman, donnant alors naissance à un tandem réalisateur-compositeur tout aussi légendaire que Hitchcock-Herrmann, Fellini-Rota ou Spielberg-Williams.
S’en suit un parcours assez atypique tant Tim Burton est parvenu à infuser coûte que coûte sa personnalité et son style gothique aux multiples influences (le cinéma expressionniste allemand, le cinéma d’horreur des années 1930, la science-fiction, avec notamment le satirique Mars Attacks!, etc.) dans des films de commande – ce qui, aujourd’hui, semble presque impossible pour les jeunes cinéastes convoités par les studios. Burton s’est de fait imposé au box-office avec, coup sur coup, Beetlejuice et Batman (avec Michael Keaton), énorme succès commercial dont le cinéaste ressort cependant lessivé.
Burton réalise ensuite Edward aux mains d’argent, sans doute son chef-d’œuvre et son film le plus intime, que Warner refusa maladroitement de financer. Le studio américain finit par le convaincre de réaliser la suite de Batman en 1992, en échange d’un contrôle créatif total – pour une suite encore plus aboutie et singulière que le premier opus. Malgré la dimension à la fois macabre – « Les cimetières font partie de mon âme », dira-t-il dans un livre d’entretiens (Tim Burton : entretiens avec Mark Salisbury) – et immensément poétique qui parsème son œuvre, Tim Burton s’impose de film en film comme un pilier du cinéma hollywoodien.
Le natif de Burbank étaie son goût pour les personnages déviants, les anormaux, les artistes maudits et incompris (Ed Wood, mais aussi, dans une certaine mesure, les méchants dépeints dans Batman), les esthètes (L’Étrange Noël de Mr.Jack, Sweeney Todd, Willy Wonka dans Charlie et la chocolaterie). Dans son imaginaire, les « monstres », mis au ban de la société, dissimulent toujours une certaine part d’humanité et révèlent justement la part monstrueuse de ce monde ultranormatif et cadenassé – à travers, par exemple, l’imaginaire de l’Amérique pavillonnaire malicieusement dépeint dans Edward aux mains d’argent – qui les expose au grand jour pour mieux les en exclure et s’en dissocier.
La marque Burton
En somme, ce n’est pas tant la mise en scène de Burton que son panthéon de personnages constitué au fil des années qui confèrent à ses films leur matérialité et leur originalité. « (…) Il a contribué à désacraliser la mise en scène, pourtant figure discriminante du jugement critique sur le cinéma, la délaissant au profit de la création ex nihilo d’un univers produit par son imagination fertile », note l’historien et critique Antoine de Baecque (Tim Burton, éd. Cahiers du cinéma, 2006). Avant d’être un grand artiste, Burton est un grand artisan – peut-être l’un des derniers en son genre – du cinéma. Le cinéaste s’est installé durablement à Hollywood, arrivant plus ou moins bien à jongler avec les exigences de l’industrie, à l’instar du remake assez impersonnel de La Planète des singes (2001), peut-être l’une des seules véritables anomalies de sa filmographie.
D’aucuns diront que Burton a depuis perdu de sa superbe et ses films ultérieurs (Big Fish, Dark Shadows, Big Eyes, Miss Peregrine et les Enfants particuliers, etc.), à l’exception de films typiquement burtoniens tels que Les Noces funèbres ou Frankenweenie, ne feront que rarement l’unanimité. D’un génial fabricant de contes, Tim Burton s’est-il malgré lui transformé en marque de fabrique ? C’est sans doute cette signature, devenue le plus ou moins pâle reflet d’elle-même, qui a tout de même assuré le succès de films tels que Charlie et la chocolaterie, Sweeney Todd (adapté de la comédie musicale de Stephen Sondheim), ainsi que ses deux remakes en live action réalisés pour Disney plus de 25 ans après avoir quitté le studio aux grandes oreilles : Alice aux pays des merveilles (2010), qui rapporte alors plus d’un milliard de dollars au box-office, puis Dumbo (2019), son dernier film en date.
Le Tim Burton saltimbanque et acide des débuts n’a pas totalement disparu des radars, mais semble s’être assagi. À 64 ans, le cinéaste n’a cependant pas dit son dernier mot et reviendra le 23 novembre prochain avec la série Wednesday, qui semble correspondre en tous points à son lexique cinématographique et lui offrira peut-être, de par son format, une plus grande licence poétique et plus de souplesse pour donner pleinement corps à son univers. Mais pour son retour au grand écran, il faudra certainement patienter encore un peu…