Le phénomène du cinéma indépendant américain, qui a récemment franchi la barre des 100 millions de dollars au box-office mondial, échappe à une sortie en VOD et se faufile dans les salles françaises. Fidèle à ses intentions, Everything Everywhere all at Once est truffé d’idées renouvelant le concept déjà fortement usé de multivers. Ses personnages attachants pâtissent malheureusement de la cadence indigeste du long-métrage.
Plus de 100 millions de dollars au box-office : c’est ce qu’a rapporté Everything Everywhere all at Once à travers le monde (dont 70 millions aux États-Unis) après plus de 20 semaines d’exploitation. Un nouveau record pour A24, société de production et de distribution particulièrement en vogue ces dernières années (à qui l’on doit, entre autres, Midsommar, The Lighthouse, Lady Bird, Uncut Gems, Moonlight, etc.) et qui incarne à elle seule la quintessence – et parfois les limites – du cinéma indépendant américain. Son plus gros succès à ce jour était Hérédité, sensationnel film d’horreur signé Ari Aster, qui avait enregistré près de 80 millions de dollars de recettes dans le monde.
Le film dont il est aujourd’hui question, et ce n’est pas un mince détail, est en partie produit par les frères Russo, les réalisateurs des derniers Avengers, récemment partis cultiver de nouvelles franchises chez Netflix après avoir fait leur temps chez Marvel au moment même où la filiale de Disney commençait à introduire une nouvelle phase de productions, jouant allègrement avec le concept de multivers, ouvrant ainsi la porte à d’innombrables possibilités et autres tours de passe-passe scénaristiques.
Sur le papier, Everything Everywhere all at Once débarquait ainsi au milieu d’un paysage hollywoodien légèrement saturé, avec cet indéniable avantage commercial d’avoir à la fois un pied dans le cinéma arthouse et dans le cinéma de divertissement. Le film des Daniels – surnom commun à Daniel Scheinert et Daniel Kwan, paire de réalisateurs loufoques derrière l’étonnant Swiss Army Man, qui mettait joyeusement en scène la rencontre inattendue entre le cadavre pétomane de Daniel Radcliffe (oui, vous avez bien lu) et un individu suicidaire joué par Paul Dano – ne pouvait que s’engouffrer consciemment dans cette brèche du multivers déployée par Marvel et consorts, quoique Everything Everywhere all at Once lorgne plutôt du côté de Wong Kar-Wai (In the Mood for Love), des films d’art martiaux et peut-être avant tout des sœurs Wachowski (Matrix, Cloud Atlas), visuellement et thématiquement.
De cet imbroglio de références est né un film hybride qui, d’une manière au fond pas si étonnante, a provoqué un véritable raz-de-marée au box-office relativement à son budget « dérisoire » (à mettre en regard de la majorité des blockbusters actuels) de 25 millions de dollars. Mais quid du film en tant que tel, qui n’aurait sans doute pas eu droit à une sortie dans les salles françaises sans ce remarquable parcours au box-office, notamment outre-Atlantique ?
L’univers est tendu
Everything Everywhere all at Once a d’emblée le mérite de faire la part belle à une communauté sino-américaine habituellement reléguée à l’arrière-plan du cinéma américain, quoique des films récents tels que Shang-Chi (Destin Daniel Cretton), Crazy Rich Asians (Jon Chu) ou L’Adieu (Lulu Wang) attestent d’une ouverture à la diversité. Du seul point de vue cinématographique, on ne peut nier l’inventivité des Daniels, dont l’irrévérence à la fois visuelle et scénaristique semble être la marque de fabrique. Evelyn (Michelle Yeoh), immigrée chinoise à la tête d’une laverie ayant le plus grand mal à payer ses impôts et à maintenir un lien affectif avec sa fille, se voit soudainement embarquée dans une mission à travers l’espace-temps pour sauver le monde du chaos – chaos, on l’aura compris, tout intérieur.
Si le rythme effréné, la générosité et la folie créatrice d’Everything Everywhere all at Once constituent son principal argument, son excès de gourmandise vient en revanche parasiter la charge émotionnelle d’un récit labyrinthique et l’épaisseur de personnages qui peinent à véritablement exister dans un film manquant cruellement de respirations, voire d’inspiration(s).
Le concept de multivers est ici convoqué afin de brosser, en creux, le portrait d’une femme nourrie de regrets, dépressive, déphasée du temps présent, et ainsi de viser la réconciliation. Le casting a beau être irréprochable – Michelle Yeoh, icône du cinéma d’action asiatique, vue notamment dans Tigre et Dragon, à la fois charismatique et précise dans sa manière de contenir ses émotions, le touchant Ke Huy Quan, autrefois enfant-star d’Indiana Jones et le Temple maudit et des Goonies, ou encore Jamie Lee Curtis (Halloween) en inspectrice des impôts maléfique –, il ne peut compenser à lui seul le bric-à-brac théorique et la mise en scène un brin trop clipesque d’un long-métrage qui, à force de multiplier les influences et les trouvailles visuelles tout comme il s’amuse à multiplier les univers possibles, semble dissimuler les faiblesses de son scénario derrière un défilé épileptique de séquences surréalistes.
Le film a pour lui une certaine roublardise, cela va sans dire ; les réalisateurs n’ont d’ailleurs pas manqué de souligner le mérite des effets visuels du film, réalisés avec les moyens du bord par une équipe restreinte de seulement cinq personnes, bien loin des centaines de personnes appelées à travailler – et certainement pas dans les meilleurs conditions – sur les superproductions Marvel, entre autres. Mais, au-delà de l’ingéniosité et de la débrouille, derrière cette surface au fond assez lisse et confortable attestant de l’originalité du long-métrage, que reste-t-il ?
Avec toutes ces bribes d’idées ramassées en un peu plus de deux heures, les Daniels sabordent quelque peu leur propre film. Boursouflé, Everything Everywhere all at Once déborde d’une énergie créatrice qui ne semble jamais maîtrisée, les différentes existences d’Evelyn étant sensiblement dénuées d’impact et n’arrivant que par petites touches afin d’intensifier une trame narrative déjà bien encombrée. On lui préférera, entre autres, l’ambition démesurée de Cloud Atlas ou encore de précieuses séries telles que The OA (Netflix) et Undone (Amazon Prime), dont l’écriture et le format permettent de développer, sur le temps long, les potentialités offertes par le concept finalement très chronophage de multivers.
Kaléidoscopique et gonflé de références, le film des Daniels parvient laborieusement à gagner la confiance du spectateur par sa générosité ; mais, débarrassé de cette couche emballante et surchargée d’explications, le film dévoile une facette fragile et générique. Les réalisateurs semblent au fond dépassés par leur propre dispositif, qui ne passe que trop furtivement le relais au récit et à ses personnages, tout en balayant à gros trait le dilemme philosophique à l’œuvre.
Depuis la sortie du film dans le reste du monde, les Daniels ont signé un contrat d’exclusivité de cinq ans chez Universal. La major américaine semble ainsi avoir flairé le bon filon, bien qu’il y ait à craindre que les Daniels, malgré leur apparente autonomie, ne rejoignent une liste déjà longue de cinéastes prometteurs étouffés par de gigantesques productions, dont le style aura avant tout servi de façade à des franchises flambant neuves.
Everything Everywhere All at Once de Daniel Scheinert et Daniel Kwan, 2h19, avec Michelle Yeoh, Ke Huy Quan, Jamie Lee Curtis, en salle depuis le 31 août 2022.