Avec ses homologues allemandes, anglaises, françaises ou italiennes, la littérature espagnole constitue l’un des pans majeurs de la culture occidentale. Prolongée depuis deux siècles dans les États d’Amérique latine, elle a accouché de chefs-d’œuvre majeurs à l’échelle mondiale, de Don Quichotte à Miguel Delibes. Retour sur vingt œuvres majeures de la littérature espagnole.
La Célestine de Fernando de Rojas (1499)
Malgré son genre déclaré, la tragi-comédie, La Célestine a davantage influencé le monde du roman que celui du théâtre. Narrant les amours de Calixte et Mélibée, deux jeunes amants liés grâce à un philtre jeté par la sorcière Célestine, ce dialogue démontre la vitalité de la littérature humaniste espagnole. Empreint d’une certaine amertume, le texte joue avec les registres de langage : son auteur, Fernando de Rojas, a reconnu à l’époque avoir compilé différents fragments pour aboutir à cette œuvre composite, qui peut rappeler Tristan et Yseult.
Don Quichotte de Miguel de Cervantès
En mettant en scène les aventures de Don Quichotte, Miguel de Cervantès inventait le roman européen. L’argument est bien sûr connu : féru de livres de chevalerie, Don Quichotte, juché sur Rossinante et accompagné de son écuyer Sancho Panza, se croit lui-même adoubé. Son ultracrépidarianisme avant la lettre le mène à toutes sortes d’aventures : il prend les moulins pour des ennemis et les charge, ou fait des serments auprès de prostituées qu’il a cru être des dames de noble extraction. Livre sur la crédulité, l’hybris, mais aussi jeu sur la fiction, ce chef-d’œuvre de la littérature mondiale a placé la littérature espagnole parmi les plus importantes d’Europe. Depuis lors, son thème a été repris plus d’une fois : une bonne partie de Madame Bovary s’inspire de Don Quichotte et de sa foi dans les livres !
Le Chien du jardinier de Félix Lope de Vega (1618)
Écrivain extrêmement prolifique, poète, mystique, Félix Lope de Vega est aussi le grand nom du théâtre espagnol. Il a tiré d’arguments assez classiques des œuvres magnifiques, comme la comédie Le Chien du jardinier. Dans cette dernière, la comtesse Diane tombe amoureuse de son secrétaire Théodore, lui-même en voie de se fiancer avec la jeune Marcela. Ne pouvant l’épouser pour ses origines, elle se résout à vivre une idylle par procuration, mais son domestique Tristan invente un stratagème pour les réunir quand même. Profonde, très en avance d’un point de vue psychologique, cette pièce fait aujourd’hui partie du grand corpus de la littérature espagnole classique.
La vie est un songe de Pedro Calderon de la Barca (1635)
Autre grand nom du théâtre espagnol, Calderon exerça dans une veine métaphysique. L’une de ses pièces les plus connues, La Vie est un songe, interroge notre rapport à l’illusion et aux croyances. Se déroulant dans une forteresse polonaise, dans un cadre totalement fantaisiste, elle narre l’éveil au monde de Sigismond, fils de roi, enchaîné toute sa vie à la suite de sa naissance. Sa libération, et son amour pour Rosaure font tout le sel de ce drame baroque, à la fois lyrique et introspectif.
Platero et moi de Juan Ramon Jimenez (1914)
Dès la première moitié du XXe siècle, Platero et moi servit de livres de lecture à de nombreux élèves hispanophones, en Europe et en Amérique. Récit de la vie de l’âne Platero, ce tableau poétique du village de Moguer nous décrit une vie en Andalousie, au rythme des saisons, des microévénements. Au travers de la relation entre un poète et son animal se tisse toute une série de liens, rappelant notre condition humaine, dans une langue particulièrement soignée.
La Ruche de Camilo José Cela (1951)
Pour qui veut comprendre l’Espagne de l’immédiat après-guerre civile, La Ruche se pose en livre fondamental. Ce roman-monde, bâti autour de près de 300 personnages, nous invite à contempler la comédie humaine de Madrid en 1942. Sexe, recherche de travail, maladies et conséquences du franquisme se mêlent dans ce foisonnant ouvrage, d’une qualité littéraire véritablement prodigieuse par son réalisme fataliste.
Le Livre de Sigüenza de Gabriel Miro (1917)
Personnage à part de la littérature espagnole, Gabriel Miro a bâti une œuvre autobiographique passionnante, hétéroclite et novatrice. Le Livre de Sigüenza raconte par fragments la vie du héros éponyme, double fictionnel de Miro. Ses pensées, ses impressions, ses sensations, bien davantage que ses actions, sont la matière de ce livre introspectif et teinté de mélancolie, qui s’avère d’une grande modernité.
L’Agonie du christianisme de Miguel de Unamuno (1925)
Penseur important parmi les écrivains espagnols, Miguel de Unamuno s’est notamment questionné sur la foi. L’Agonie du christianisme, dans lequel il appelle à un retour à l’effort spirituel individuel dans la pratique du catholicisme, dit beaucoup de l’existence d’un libre penseur au début du XXe siècle. Rédigé pendant un exil parisien, en plein doute, ce court essai introduit l’œuvre d’un des philosophes majeurs de l’histoire des idées.
Tristana de Benito Perez Galdos (1892)
Célèbre de nos jours pour l’adaptation qu’en fit Luis Buñuel avec Catherine Deneuve, Tristana est l’un des plus célèbres romans de la littérature espagnole. Autour du trio constitué par l’héroïne homonyme, son tuteur acariâtre Don Lope et son amant Horacio Dias, Benito Perez Galdos imagine le parcours psychologique de personnages enfermés dans les carcans moraux et mentaux de leur époque. L’émancipation de Tristana, notamment, demeure le thème principal de ce roman sur le désir et la jalousie.
Noces de sang de Federico García Lorca (1931)
Très grand nom de la littérature espagnole, Federico García Lorca a œuvré dans le domaine du théâtre, de la musique et de la poésie, avant de tragiquement mourir sous les balles des franquistes, à 38 ans. Noces de sang, l’une de ses plus belles pièces. Narrant le mariage du fiancé (El Novio) et de sa promise (La Novia), et le trouble qui s’empare de la fiancée à la vue d’un autre homme, cette pièce tourne autour de l’amour fou et de l’enfermement du couple traditionnel. Portrait de la société andalouse rurale du XXe siècle, cette tragédie fait partie des plus représentées dans l’œuvre de l’écrivain espagnol.
Solitude de Victor Catala (1904)
Outre les textes en castillan, l’Espagne peut compter sur la littérature catalane pour contribuer à la diversité de ses œuvres. Solitude, rédigé par l’autrice Caterina Albert i Paradis, sous le pseudonyme de Victor Catala, se déroule ainsi directement dans les Pyrénées orientales, et peint le portrait de Mila, une jeune femme mal mariée qui tente de s’émanciper au cœur d’une nature hostile.
Nada de Carmen Laforet (1944)
La vie à Barcelone dans les années 1940 n’a rien d’un rêve. À travers le parcours d’André, étudiante en lettres débarquée dans la capitale catalane à sa majorité, Carmen Laforet montre l’ambiance d’une ville triste, assommée par le franquisme, dans laquelle l’héroïne tente de vivre, malgré les carcans politiques et familiaux, et de s’intégrer à la société bohème clandestine qui survit encore. Nada s’avère un joli témoignage sur la volonté d’être libre sous une dictature…
Cinq heures avec Mario de Miguel Delibes (1966)
Cinq heures avec Mario conte les derniers moments que passe Carmen Sotillo auprès de la dépouille de son mari, Mario. Durant ce récit, la veuve monologue sur l’insatisfaction que lui a procuré leur mariage, sur leurs différences idéologiques irréconciliables, sur leurs jeunesses. Moderne par sa forme, avec ses nombreux allers-retours temporels et ses souvenirs en désordre, ce roman s’empare du thème de la non-communication pour révéler ses conséquences à l’échelle individuelle et politique. Un coup de maître signé d’un des chefs de file de la « génération de 36 », constituée d’écrivains marqués par la guerre civile espagnole et les ravages des divisions qu’elle a suscitées.
Le Mal de Montano d’Enrique Vila-Matas (2002)
La littérature fait partie de la vie. C’est en tout cas ce que croient les personnages du Mal de Montano. Un père et son fils : l’un n’arrive plus à détacher son existence de ses lectures. L’autre ne parvient plus à écrire. Ensemble, ils racontent, à travers la malédiction qui entoure leur culte des livres, l’angoisse de la fin de la littérature, dans ce livre inventif et érudit.
Ordesa de Manuel Vilas (2019)
La littérature espagnole contemporaine s’intéresse à des formes nouvelles, comme l’autofiction. Ordesa, de Manuel Vilas, ne nous ménage pas, lecteurs : il nous plonge dans l’intimité d’un homme qui vient de perdre sa mère, après avoir vu son père mourir. Son récit, ses souvenirs, sa volonté d’aller vers le mieux, sans y parvenir tout à fait, font le sel de ce livre émouvant et drolatique, véritablement un OVNI littéraire.
Club Dumas d’Arturo Pérez-Reverte (1993)
Souvent comparé au Nom de la rose pour son érudition et son évocation de la littérature à travers la forme d’une enquête, Club Dumas raconte l’histoire d’un bibliophile, Corso, devant authentifier des manuscrits. Très vite, il est pourchassé et rencontre d’étranges personnages, au cours d’un récit qui enchaîne les références aux Trois Mousquetaires ou à Conan Doyle avec une absolue jubilation.
Un cœur si blanc de Javier Marias (1999)
Juan, le héros d’Un cœur si blanc de Javier Marias, voit affluer les souvenirs familiaux à l’occasion de son mariage. En particulier ceux de son père, qui a perdu sa première femme dans des circonstances tragiques. Le poids du passé est au cœur de ce roman d’amour moderne de Javier Marias, un écrivain engagé et très apprécié en Espagne.
La ville des prodiges d’Eduardo Mendoza (1986)
Reconstitution précise de la vie à Barcelone entre 1888 et 1929, La Ville des prodiges suit l’existence d’Onofre Bouvila, jeune arriviste bouleversé par trois femmes, qui sont autant de supports à son ascension sociale. En trois décennies, l’homme devient un véritable nabab alors même que la cité catalane se transforme : l’intime, le collectif et l’esthétique s’entremêlent à merveille dans ce roman-monde passionnant.
Les Soldats de Salamine de Javier Cercas (2001)
Les Soldats de Salamine joue sur plusieurs tableaux : autour de l’exécution ratée d’un écrivain franquiste à la fin de la guerre civile espagnole (son bourreau ayant renoncé au dernier moment à appuyer sur la détente), Javier Cercas crée un roman dans le roman, qui narre sa propre enquête sur ce fait historique. Interrogeant le statut de héros, et la mémoire de la résistance à tous les fascismes, ce livre curieux démontre la modernité d’un grand auteur espagnol contemporain.
Amour, Prozac, et autres curiosités de Lucia Extebarria (1998)
Aux excentricités de la Movida, qui s’est manifestée dans le cinéma de Pedro Almodovar, il fallait bien un équivalent littéraire. À travers son portrait de trois sœurs en proie aux désirs des hommes et à leur propre pulsion ou frustration, Lucia Extebarria, dans Amour, Prozac et autres curiosités, s’est faite la chantre d’une génération paumée, mais trash, droguée, mais émancipée, qui appartient à une littérature espagnole alternative à découvrir !