Dossier

L’héritage Shenmue : l’histoire continue !

20 octobre 2019
Par Valérie Précigout (Romendil)

Ces insoutenables comptes à rebours vus sur les sites des inconditionnels de Shenmue nous en donnent la certitude : la sortie imminente du troisième volet s’accompagne d’une fébrilité rare. Celle de toute une communauté de joueurs qui ont passé la moitié de leur vie à l’attendre. Tandis que nous avions tous fait notre deuil d’une réalité pour Shenmue III avant de recommencer à y croire en doutant maintes fois de sa concrétisation, le 19 novembre prochain est désormais tout proche. Mettons donc un peu d’ordre dans nos souvenirs afin de mieux comprendre ce que Shenmue I et II nous ont légué.

Shenmue

© Sega

Avertissement : Centré sur le contenu des deux premiers Shenmue, cet article contient logiquement de nombreux spoilers les concernant. Si vous n’êtes pas encore à jour sur la série, les deux titres sont disponibles en version HD sur PS4, Xbox One et PC.

Il avait alors 18 ans et nous aussi – à quelque chose près – mais il est le seul que le temps a daigné épargner. S’il est vrai que sa détermination, sa discipline et sa soif de justice le caractérisent plutôt bien : Ryô Hazuki reste avant tout un jeune homme attachant par sa simplicité. Le genre de gars auquel on ne peut guère en vouloir de foncer tête baissée dans les pièges les plus grossiers, guidé par son altruisme et sa naïveté innés. Des valeurs qui trahissent un état d’esprit aveugle à toute forme de malice ou de tromperie. Mais est-ce bien grave ? Après tout, les mauvais tours du destin conduisent quelquefois à d’improbables revers de fortune, et même les individus les moins bien attentionnés en viendront à changer radicalement au contact de Ryô. Des voyous tels Goro ou le malicieux Wong en sont de bons exemples.

Shenmue

© Shenmue I & II / Sega

Vengeances croisées

Et pourtant, Ryô lui aussi se fourvoie. Le jeune homme, a priori sans tache, bascule dès le prologue du jeu dans un désir de vengeance absurde. Le drame qui sert d’événement déclencheur à tout le développement narratif de la série malmène le héros au point de lui imposer durablement l’image de son père vaincu, terrassé – pour ne pas dire assassiné – par celui qui devient dès cet instant son ennemi juré, l’homme à abattre à tout prix. De l’autre côté du drame, Lan Di est pourtant bien plus qu’un simple tueur glacial motivé uniquement par l’obtention du miroir du dragon. L’histoire nous l’apprend sur l’ensemble des deux jeux : Iwao Hazuki lui-même serait responsable de la mort du père de Lan Di, ce qui nous oblige à réviser notre jugement à l’égard de celui que tout nous pousse pourtant à haïr aveuglément.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

À partir de là, la quête de vengeance de Ryô n’en devient que plus insensée encore, comme la très respectable Xiuying n’aura de cesse de le lui rappeler. Il faut dire qu’elle-même n’avait su empêcher son jeune frère Ziming d’emprunter la voie de la vengeance pour retrouver ceux qui avaient tué leurs parents et rejoindre l’organisation Chi You Men… à laquelle appartient justement Lan Di. Au regard de ces informations, bien fragile apparaît alors le point de vue de Ryô Hazuki, impliqué dans un enchevêtrement de destins guidés par des vengeances subjectives que rien ne pourra légitimer.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Shenmue, l’indéfinissable

Aucun jeu ne lui ressemblait à l’époque, et aucun ne lui ressemble depuis. Si l’on trouve bien des traces de son influence dans la série Yakuza, l’empreinte des deux franchises s’avère trop éloignée en termes d’ambiance et d’inspiration pour valider la comparaison. Car Shenmue, c’est d’abord une atmosphère, un récit interactif où tout est une question de rythme. Exagérément lent dans son déroulement, y compris dans la gestuelle et les animations qu’il convient évidemment de replacer dans le contexte de l’époque, le premier volet était certes précurseur en matière de modélisation 3D lors de sa sortie en 2000, mais son ergonomie atrocement rigide lui donne aujourd’hui des airs de véritable ovni. Peut-être parce qu’il marque justement la transition entre deux siècles (Shenmue est sorti le 29 décembre 1999 sur Dreamcast au Japon et en 2000 dans le reste du monde), le jeu revêt des allures inclassables. Il attire les regards et effraie autant qu’il fascine. Comment donc prétendre le définir ?

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Plus qu’un jeu d’aventure, Shenmue ressemble à un jeu de piste aux dimensions réalistes que l’on pourrait presque transposer à l’échelle de notre monde à nous. Imaginons que nous nous trouvions dans un pays étranger sans aucune technologie pour nous aider, et que nous décidions de chercher les réponses à nos questions uniquement en communiquant avec les inconnus qui nous entourent. Yû Suzuki, le créateur de la série, ne chercherait-il pas à travers Shenmue à forcer les joueurs à s’ouvrir aux autres ? Car, si l’on est bien souvent livré à nous-mêmes dans le premier volet, il se trouve toujours dans Shenmue II quelqu’un pour accepter de nous guider là où l’on doit se rendre, et le changement brutal d’échelle (Yokosuka/Hong Kong) cesse alors de devenir un motif d’angoisse. Crédible et vivant, l’environnement du jeu ne cherche jamais à nous exclure, mais essaie au contraire de nous intégrer à lui en nous livrant ses codes si particuliers.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

En dépit d’un fil rouge quasi obsessionnel pour son personnage principal, Shenmue représente surtout l’une des premières expériences de liberté totale en monde ouvert dans le domaine du jeu vidéo. Largement développées dans le deuxième volet, les raisons qu’il nous offre de nous écarter d’une simple découverte en ligne droite sont d’une diversité sidérante. Flâner à n’importe quelle heure de la journée, discuter pour obtenir des renseignements ou venir en aide aux autres ne sont qu’un aperçu de ce que la série nous invite à faire au gré de nos envies. Si les jours défilent suivant le calendrier de 1986 – allant même jusqu’à reproduire la météo de Yokosuka au Japon cet hiver-là ! – tout est mis en œuvre pour nous inciter à simplement explorer notre environnement, en allant par exemple s’entraîner dans un parc ou se divertir dans une salle d’arcade. Le tour de force est de s’assurer que chaque joueur puisse imposer son propre rythme au déroulement du scénario, de sorte que, même en ligne droite, Shenmue nous invite toujours à prendre notre temps. La seule contrainte étant de boucler l’aventure avant la date fatidique du 15 avril 1987 qui conduirait au mauvais dénouement…

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Dans Shenmue, on travaille donc pour de vrai suivant des horaires imposés, dans un souci de crédibilité audacieux qui peut parfois mettre en péril la viabilité ludique du soft. Mais paradoxalement, aussi répétitifs et contraignants soient-ils, nul n’imaginerait Shenmue sans ses trajets en bus ou ses allers-retours laborieux aux commandes des chariots élévateurs. Accepter le contrat que nous offre le jeu, c’est adhérer à la recréation d’une déclinaison virtuelle de notre monde dans chacun de ses aspects : les bons comme les mauvais.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Il faut dire qu’ici tout est prétexte au détournement, à l’image des courses de transpalettes et autres petits boulots pimentés le plus souvent par un recours massif aux QTE. Précurseur là encore, Shenmue marque l’avènement du Quick Time Event, autrement dit l’idée de contourner le caractère passif d’une cinématique en y intégrant des interactions basées sur les réflexes pour focaliser en permanence toute notre attention. Revêtant la forme de séquences plus ou moins longues, voire dans Shenmue II de véritables combinaisons de boutons, les QTE insufflent un surcroît de tension palpable durant toute la durée du jeu, surtout lorsqu’ils interviennent au beau milieu d’un combat pour en déterminer l’issue.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

En plaçant le thème des arts martiaux sur un piédestal, la série légitime aussi rapidement la grande place occupée par les combats dans le déroulement des deux jeux. À la fois intuitive et pointue, l’action sauve littéralement le rythme de Shenmue et sa suite en multipliant les occasions de remettre à leur place les fortes têtes dans des duels ou des combats de mêlée. Et si l’on peut se sortir de la majorité des affrontements en combinant esquives, contre-attaques et enchaînements de coups directs, l’ombre de Virtua Fighter (autre création de Yû Suzuki) ouvre également la possibilité de jouer de manière extrêmement technique.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Le fait de pouvoir s’entraîner librement pour perfectionner les mouvements spéciaux acquis auprès de maîtres ou lus dans des parchemins cadre d’ailleurs parfaitement avec la rigueur et la discipline du héros adepte du ju-jitsu. Cet art du combat « où l’on fait glisser ses pieds comme un oiseau à la surface de l’eau » n’est évidemment pas le seul à être à l’honneur dans Shenmue I & II, Ryô étant également amené à se familiariser avec les techniques de Tai-chi ou à déceler l’invisible en combattant dans le noir absolu. Derrière chaque individu peut se cacher un véritable expert en arts martiaux, le savoir ne se trouvant que rarement là où on l’imagine.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Un souvenir pour chaque visage

Au gré de ses rencontres, Ryô réalise donc l’importance des autres dans sa quête de vengeance solitaire. Insolites et nombreux, ces alliés ne peuvent évidemment pas le suivre sur la voie qu’il a choisie, mais leur soutien n’en reste pas moins précieux. L’aide matérielle et maternelle d’Ine-san dans le premier Shenmue, la dévotion sincère de Fuku-san et l’inquiétude de son amie d’enfance Nozomi font partie intégrante de la résolution de Ryô à quitter le Japon en dépit des risques encourus. Tom, Goro, Guizang et tant d’autres, sont pour lui autant de points d’ancrage sans lesquels sa détermination aurait peut-être maintes fois failli.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Ryô ne reste d’ailleurs pas longtemps livré à lui-même une fois débarqué à Hong Kong, sa propension à s’attirer des ennuis le menant à forger des alliances insolites et dangereuses qui se changent presque toujours en amitiés indéfectibles. Les menottes qui le relient à Ren dans Shenmue II donnent lieu à certains des moments les plus marquants de la série, comme cette folle poursuite en binôme servie par une succession ininterrompue de QTE. Aussi drôle qu’incongrue, l’incompatibilité de caractère entre les deux jeunes hommes leur est finalement profitable à tous les deux !

Shenmue I & II / Sega

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Plus significative encore, l’adversité compte dans ses rangs un éventail d’antagonistes tenaces et mémorables que l’on écarte de notre route presque à regret. En retrait dans le premier volet, l’opposition résidait surtout dans la force du personnage de Chai, créature torturée dégageant à elle seule une aura de défiance quasi dérangeante. Comparable au fameux Gollum du Seigneur des Anneaux, l’individu inquiétait par sa présence malsaine, ses paroles sournoises, sa voix stridente et ses techniques de combat peu orthodoxes.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Si le premier Shenmue comportait également une autre confrontation marquante livrée aux côtés de Guizang face aux 70 Mad Angels, c’est surtout Shenmue II qui se charge de faire grimper la tension en matière d’altercations musclées.

Shenmue I & II / Sega

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Entre les affrontements optionnels et les règlements de compte sérieux face à Dou Niou et à l’élite des combattants de Hong Kong, les occasions de reprendre son souffle se révèlent nettement plus rares que dans le premier volet. Même les bras de fer et les combats de rue ne nous épargnent guère avec leur difficulté allant crescendo. Le summum est probablement atteint lors du face-à-face avec Maître Baihu, un guerrier masqué dont les talents martiaux n’ont d’égale que la prestance que l’individu dégage sur le ring.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Innombrables, les scènes cultes de Shenmue II ne manquent ni de tension, ni de surprise, ni d’humour, notamment celles impliquant l’extravagant personnage de Yuan, bras droit du colossal Dou Niou qui contrôle toute la ville de Kowloon sous le regard critique de Lan Di.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

Communion avec la nature

A posteriori, nombre de joueurs auront été marqués par l’étonnant contraste qui réside entre l’intensité de Shenmue II et la dernière partie qu’il nous livre au terme de notre voyage. Car en débarquant dans le petit village de Languishan à Guilin, Ryô laisse derrière lui toute la fureur insensée et malsaine des grandes villes pour s’imprégner d’une nature qui s’étend à perte de vue. Apaisante aussi pour le joueur, cette véritable rupture dans la tonalité du jeu traduit en quelque sorte un relâchement soudain qui nous permet de respirer et de comprendre que le voyage touche à sa fin.

Shenmue I & II / Sega

© Shenmue I & II / Sega

La rencontre avec Shenhua, cette jeune fille dont le visage nous hante depuis le début de la série, donne enfin un sens à toutes les péripéties qui ont précédé cet instant d’une rare poésie. À l’issue d’une longue marche à travers forêts et reliefs montagneux, les deux étrangers apprennent à se connaître en échangeant des souvenirs précieux. Il est d’ailleurs assez intéressant de voir que ce sont ces moments qui révèlent le mieux la personnalité réservée de Ryô qui, avec Nozomi comme avec Shenhua, ne trahit à aucun moment la moindre envie d’altérer cette relation d’amitié profonde qu’il a réussi à créer avec elles. Et si la romance existe avec l’amie d’enfance qu’il a laissée au Japon, elle est sous-jacente, mais jamais envahissante, tout juste suggérée pour montrer que la seule préoccupation de Ryô réside dans sa détermination farouche à se venger.

Shenmue I & II / Sega

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C’est également parce que le voile est sur le point d’être levé sur un mystère insoupçonné que Yû Suzuki fait le choix d’un dénouement aussi déroutant et qui s’apparente à une véritable communion avec la nature. En exaltant nos sens, le créateur de la série nous cède les clefs pour apprécier la plénitude d’un moment rare dans le cadre d’un jeu vidéo. Celui où l’on découvre l’origine du mot « Shenmue » et sa représentation concrète. Et tout se passe comme si cette fin de chapitre avait été précisément conçue pour prolonger la magie de la série afin que l’histoire ne s’arrête pas, aiguisant encore plus notre soif de connaître la suite !

Shenmue I & II / Sega

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