Critique

Le crépuscule des hommes : pourquoi faut-il lire ce livre sur les coulisses du procès de Nuremberg ?

05 novembre 2025
Par Léonard Desbrières
Le crépuscule des hommes : pourquoi faut-il lire ce livre sur les coulisses du procès de Nuremberg ?
©Robert Laffont

C’est l’une des surprises de la première liste du Goncourt et du Renaudot. Le roman vrai du procès de Nuremberg, signé par un reporter de guerre qui a côtoyé de près les crimes contre l’humanité. Une reconstitution méticuleuse et sidérante.

On est trop souvent tombé sur les couvertures fades, hermétiques, parfois même illisibles de nos chers éditeurs français pour ne pas souligner quand le travail a été bien fait. Ici, l’image nous saisit d’emblée. Une photographie mythique, à la hauteur de l’événement historique qui s’apprête à nous être conté. Un homme en chemise et cravate sprinte comme un dératé dans notre direction avec, à sa suite, d’autres endimanchés, des civils et des militaires hauts gradés. Cet homme, c’est le journaliste Wes Gallagher, celui qui, le 1er octobre 1946, fut le premier à rendre public le verdict du procès de Nuremberg.

Déformation professionnelle

En tant que reporter de guerre, Alfred de Montesquiou a arpenté les pires zones de conflit de ces deux dernières décennies, d’abord pour l’agence américaine Associated Press, puis pour des médias français comme Paris Match. Il a couvert l’Afghanistan, l’Irak, Gaza et le Liban, il a opéré clandestinement lors du génocide du Darfour, raconté les Printemps Arabes et l’Ukraine, remporté un prix Albert Londres pour son traitement de la guerre civile Libyenne… Un voyage au bout de la nuit, au plus près de l’horreur, qui l’a poussé en parallèle à mener une investigation au long cours auprès de la Cour pénale internationale, à La Haye, pour ausculter sous tous les angles la question ô combien essentielle de crime contre l’humanité. C’est sans doute là qu’est né Le crépuscule des hommes, récit au plus près d’un procès historique ; véritable acte de naissance de cette notion clé de la justice internationale.

Roman vrai, livre-enquête, appelez ça comme il vous plaira. Comme il l’avait fait pour la révolution syrienne dans L’étoile des frontières, Alfred de Montesquiou avance avec la rigueur du journaliste et la fougue du romancier, transformant le réel en terreau fertile d’un récit romanesque haletant. Ainsi, pour nous faire revivre cet événement à nul autre pareil, il refuse le récit panoramique propre à son métier. Il donne de la chair et du cœur à son récit en mettant au centre du jeu un homme, un photographe de l’armée américaine ayant réellement existé, Ray d’Addario. Sans doute le plus prolifique fournisseur de clichés du procès de Nuremberg, qui, en plein cœur du chaos, va rencontrer l’amour de sa vie, Margarete Borufka, une interprète tchécoslovaque. C’est en partie à travers son regard et ses images capturées qu’on refait l’histoire.

Capturer un moment de bascule de l’humanité

Du procès de Nuremberg, on connaît bien sûr les images glaçantes du banc des accusés rassemblant certains des plus grands dignitaires nazis – Hermann Goring, Rudolf Hess ou encore Joachim von Ribbentrop. On connaît aussi le verdict, qui entrera dans les annales, mais on ne sait finalement pas grand-chose du déroulé des séances et de tout le cérémonial qui les entoure. Ce qui frappe dans le livre d’Alfred de Montesquiou, c’est d’abord la durée de procédure. À partir du 20 novembre 1945, une bataille juridique de plus de dix mois qui s’engage. Une bataille d’opinion, de longue haleine, face à des partisans de l’exécution nombreux et puissants lorsque débutent les hostilités.

Le-Crepuscule-des-hommes-Premiere-selection-du-prix-Goncourt

Avec une précision clinique, le roman nous rejoue ce petit théâtre glorieux où, contre vents et marées, l’on a opposé à la barbarie nazie la justice la plus impartiale, balayant pour de bon toute idée barbare de loi du Talion.

Mais, avec ce procès, c’est aussi la question de la mémoire qui surgit et sa lutte incessante contre l’oubli. Si l’histoire est en train de s’écrire, comment la retranscrire ? Et c’est là que réside toute l’originalité du livre, qui ne se limite pas aux rangées du tribunal, mais nous emmène jusque dans les salons feutrés du château de Faber-Castell, devenu le camp de base des journalistes qui couvrent l’événement, parmi lesquels des plumes illustres comme Joseph Kessel, Jonathan Dos Passos ou Elsa Triolet. Une constellation d’observateurs privilégiés, aiguisés, qui viennent superposer leur regard à la focale de Ray d’Addario. Et forment un chœur de témoins qui porte, avant les historiens, le poids de la transmission.

Finalement, l’effet produit par le livre est troublant. On a parfois l’impression de retrouver le dispositif narratif et visuel mis en place par Jonathan Glazer dans La zone d’intérêt (2024). Comme si des caméras étaient postées dans les moindres recoins du tribunal ou du château de Faber-Castell, comme si nous étions les témoins d’une téléréalité tragique où il faut apprendre à mettre des mots sur l’horreur pour mieux en saisir l’ampleur et juger ses principaux acteurs. Une plongée en immersion dans un moment de bascule, âpre, douloureux, épique, mais étrangement réjouissant. C’est si rare, finalement, de se confronter à la grandeur des hommes.

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