Déclaré unanimement “parrain de l’éthio-jazz » par tous les aficionados de grooves extra-occidentaux, le multi-instrumentiste éthiopien Mulatu Astatke, 81 ans, livre ce 26 septembre son (probable) ultime album, « Mulatu plays Mulatu ». Une relecture brillamment inspirée de ses propres compositions, qui ont façonné le genre et nourri des générations de musiciens.
Si les vibrations si singulières en provenance d’Addis Abeba résonnent depuis son âge d’or dans les années 60 et 70, c’est bien Broken Flowers, truculent film de Jim Jarmusch sorti en 2005, qui a repositionné le génial Mulatu Astatke sur l’échiquier mondial des musiques au groove exotique. Car hormis quelques vinyles originaux convoités par des passionnés acharnés, la musique du maestro était jusqu’alors uniquement disponible au format CD dans l’excellente collection Éthiopiques (une trentaine de volumes édités et produits par un label Français – l’exception culturelle, c’est bien nous).

Extrait de la collection Éthiopiques
Dans Broken Flowers, on découvre un Bill Murray qui, au démarrage de chaque virée en voiture, introduit systématiquement un CD « gravé maison » de cette musique instrumentale particulière, signée Mulatu Astatke. Parfaite bande-son pour l’atmosphère du long-métrage, le succès du film de Jarmusch aura permis à beaucoup de découvrir ce genre musical enregistré des dizaines d’années auparavant, et qui n’était alors que très peu sorti du cercle des connaisseurs.
De mémoire de disquaire, la BO officielle étant difficilement disponible, on n’avait jamais autant vendu du Volume 4 de la série Ethiopiques. Un volume qui lui est intégralement consacré et qui reste encore aujourd’hui le best-seller de cette érudite collection consacrée aux musiques éthiopiennes urbaines modernes.
Le parrain de l’éthio-jazz
Né en 1943 en Éthiopie, Mulatu Astatke est de passage à Londres pour devenir ingénieur en aéronautique, mais il a rapidement montré une certaine aptitude pour la musique, particulièrement pour l’apprentissage des percussions. Dans la capitale britannique, il découvre le jazz, et cette révélation l’amènera à être le premier musicien africain à intégrer le célèbre Berklee College of Music de Boston les années suivantes. À New York il fait ses gammes dans les clubs où la mode du latin-jazz bat son plein. Parfait timing, Mulatu est un talentueux percussionniste.
Mais l’éthio-jazz – dont on lui accorde la paternité – reste encore un genre musical quelque peu imaginaire. C’est son retour en Éthiopie à la fin des années 1960 qui marque le début d’une fusion musicale novatrice. Inspiré par le jazz, la musique latine et les sonorités traditionnelles éthiopiennes, il crée un style unique qui sera baptisé éthio-jazz. Son ambition : faire rayonner la culture musicale éthiopienne dans le monde entier.
Une collaboration avec des légendes comme Duke Ellington assure son capital musical, et Mulatu sera de ces musiciens qui enrichiront la scène locale en faisant les beaux jours (et surtout les nuits) d’Addis Abeba.
Un nouvel album toujours aussi inspiré
Dix ans qu’il n’avait pas publié un album sous son nom exclusif. L’homme est âgé, et on peut légitimement se dire qu’il a peut-être eu besoin de ralentir le tempo. Au sens figuré, bien sûr. Parce qu’à l’écoute des 11 titres de ce nouvel opus, Mulatu Plays Mulatu (enregistré entre Londres & Addis Abeba pour le label Strut records), rien ne laisse penser que la ferveur du musicien octogénaire s’est dissipée avec les années.
Entouré de son groupe basé en Angleterre, avec qui il avait déjà enregistré et tourné auparavant, Mulatu revisite un répertoire qui parlera sûrement à celles et ceux qui connaissent déjà sa musique. L’approche jazz laisse évidement l’espace nécessaire à l’improvisation, et des rythmiques complexes donnent ce groove si communicatif, symptomatique des vibrations éthio-centrées.
Les textures sont chaleureuses, les arrangements riches et enveloppants, et une jolie panoplie d’instruments traditionnels éthiopiens viennent habiller l’ensemble avec subtilité. Bien loin de la simple redite, on a ici la preuve que cette captivante musique est en perpétuel mouvement, et que papy Astatke est loin de se reposer sur ses lauriers.
D’ailleurs, depuis ce retour en grâce dans les années 2000, on a logiquement vu Mulatu Astatke enregistrer des albums, enchaîner les collaborations et donner des concerts sur les cinq continents, en parallèle à la réédition de ses anciens enregistrements, publiés initialement pour le marché éthiopien et les pays limitrophes.
À l’instar de Fela Kuti et de l’afrobeat, de Tinariwen et du blues/rock touareg, l’éthio-jazz (et ses différentes combinaisons) de Mulatu Astatke est aussi devenu une véritable source d’inspiration pour de nombreux musiciens. Globalisation du groove oblige, on ne compte plus le nombre de groupes incorporant à leur répertoire des compositions indiscutablement liées à cette musique.
Quel meilleur héritage pour celui qui, plus de 50 ans en arrière, avait pour ambition de faire rayonner la culture musicale éthiopienne dans le monde entier. À quelques jours de la sortie de Mulatu Plays Mulatu, le plus célèbre des jazzmen d’Addis Abeba sera en concert ce 23 septembre 2025 à la salle Pleyel à Paris pour fêter sa longue carrière et présenter son nouvel album. Inratable.