Entretien

Irlande, féminisme, « héroïne chic » : on a papoté avec la star country pop CMAT

29 août 2025
Par Catherine Rochon
Irlande, féminisme, "héroïne chic" : on a papoté avec la star country pop CMAT
©Sarah Doyle

L’Irlandaise CMAT dévoile ce 29 août « Euro-Country », son troisième album. Entre country twistée, humour mordant et introspections, la jeune chanteuse confirme son statut d’étoile montante de la pop. Nous avons rencontré Ciara Mary-Alice Thompson pour évoquer la genèse de ce disque, ses inspirations et sa vision d’un monde en crise.

Elle vient tout juste de finir son déjeuner lorsque nous la rejoignons. Son rire résonne dans le patio du très hype Hôtel Grand Amour. CMAT – Ciara Mary Alice Thompson – est à l’image de sa musique : cabotine, sagace, viscéralement engagée. La jeune Irlandaise de 29 ans, découverte avec l’album If My Wife New I’d Be Dead, a grandi au son de Pulp et Dolly Parton. Un mélange des genres qui a façonné son style country pop délicieusement hybride et tranche avec la crank wave furieuse scandée par nombre de ses compatriotes.

CMAT livre aujourd’hui un troisième album, le très réussi Euro-Country. Un disque vibrant, entremêlant inquiétude et dérision, porté par le titre éponyme, une ballade imparable à la fois hymne et lamentation, où elle aborde l’histoire économique et sociale de l’Irlande. 

Nous avons parlé avec elle de sa relation ambigüe avec son île qu’elle chérit tant, de ses camarades Charli XCX et Kneecap, de féminisme et de ce public queer qui l’inspire.

Tu as dit qu’Euro-Country était ton album le plus important. Pourquoi ?

Parce qu’il me paraît être le plus sérieux. J’y traite des sujets lourds. Cet album est né d’une accumulation de deuils, de changements dans ma vie et de transformations en Irlande. Tout est arrivé en même temps, et ça m’a donné un sentiment d’urgence. J’avais vraiment besoin de sortir ce disque. Je n’aurais pas dû faire un nouvel album si vite – c’est mon troisième en quatre ans – mais je l’ai fait quand même.

Tu parles des changements en Irlande. Sont-ils positifs ?

Non, je ne suis pas sûre. L’Irlande devient un État occidental homogénéisé, un peu comme l’Amérique. Le gouvernement irlandais et le capitalisme ont beaucoup de responsabilités dans ce processus qui affecte les communautés. C’était un endroit vraiment merveilleux où vivre, où tout le monde se connaissait. C’est peut-être une vision romantique que j’avais en grandissant. Mais maintenant, ma génération est partie vivre ailleurs. Et les gens qui sont restés sont devenus très anti-immigration. Il y a toutes ces horribles émeutes raciales qui se produisent. Le pire ressort, à cause du manque de ressources, du manque de financement public, du manque de tout.

J’habite à Londres aujourd’hui et je vois l’Irlande où j’ai grandi s’autodétruire rapidement. C’est angoissant, et difficile de ne pas en parler. Beaucoup me reprochent d’être anti-patriote quand je critique le pays, alors qu’au contraire je l’adore. Il y a cette tendance chez de jeunes Irlandais partis à Londres ou à New York à afficher une identité idéalisée à coups de symboles celtiques et de culture gaélique. Cette vision romantisée de l’Irlande contraste avec la réalité actuelle, plus dure et plus complexe, ce qui pousse à interroger le rapport que l’on entretient avec le pays.

Je crois que Charli XCX t’a donné un conseil qui a été essentiel dans ta carrière.

Oui. À l’époque, je vivais en Angleterre, et je l’ai rencontrée lors d’une sorte d’atelier d’écriture. On discutait de musique et elle m’a dit quelque chose du genre : « Je trouve que tu es vraiment douée, pourquoi tu ne fais rien ? » C’était en 2018, et je n’avais encore rien sorti.

Je lui ai répondu : « Oh, je ne sais pas… » Et elle m’a simplement dit : « Tu devrais retourner là d’où tu viens et trouver ta voie, parce que tu as besoin d’être entourée de gens que tu connais, et d’autres musiciens, pour vraiment affiner ton talent et te concentrer dessus. »

C’était un conseil tout simple, mais ça venait de Charli XCX, que je vénérais à l’époque – et que je vénère toujours. Ça m’a vraiment marquée, et ça m’a mise sur le bon chemin. Elle m’a dit que j’étais douée, et c’était probablement la chose la plus importante que j’avais besoin d’entendre à ce moment-là.

Comment décrirais-tu ton style musical ?

Euro-country ! J’adore la musique country pour son côté narratif et populaire, mais je veux dépasser les codes stricts américains. J’aime vraiment le mélange. 

La musique country est souvent associée à une Amérique blanche et conservatrice. Qu’est-ce qui t’attire dans ce genre musical malgré ces clichés ?

C’est une association tellement injuste ! J’ai toujours adoré la country, en grandissant avec Dolly Parton. Mais surtout, quand on étudie son histoire, on découvre que c’est une musique de « melting pot ». Le banjo vient d’Afrique de l’Ouest, les mélodies des ballades irlandaises et anglaises… C’est la musique de tout le monde, même si elle a été cooptée. Aujourd’hui, on est à un point de bascule, l’album Cowboy Carter de Beyoncé le prouve. Ce genre ne devrait appartenir à personne.

Pourquoi la country connaît-elle une telle résurgence en ce moment ?

Parce qu’elle a été si longtemps et si fermement gardée par les conservateurs que le simple fait de la bousculer est devenu l’acte le plus punk qui soit. Quand vous êtes une artiste queer, une personne racisée, ou juste une femme irlandaise qui mélange les genres, vous provoquez des réactions extrêmes. Et le fait que ça énerve autant de gens prouve que vous touchez à quelque chose de puissant.

C’est un peu comme mon look : je ne fais que porter des vêtements et les gens sont scandalisés. Il y a quelque chose d’assez grisant là-dedans.

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L’humour est très présent dans tes textes. Est-ce une stratégie de survie ?

Oui, je crois que ça fait partie de la psyché irlandaise. Au début, ce n’était pas conscient, c’était juste ma façon de parler. Maintenant, je l’utilise de manière plus délibérée, souvent pour rendre une chanson très triste encore plus percutante. Je déteste les clichés de la pop music, je veux chanter comme les gens parlent vraiment. C’est ce que faisait Jarvis Cocker, et c’est pour ça que je l’admire tant.

Take a Sexy Picture of Me, qui aborde le cyberharcèlement, est un hymne féministe puissant. 

J’ai l’impression que le féminisme, comme le dit toujours ma meilleure amie, est dans sa « flop era » (période de creux). On a fait du super boulot pendant un temps, et puis tout est revenu en arrière.

On a ce mouvement de soi-disant féministes qui sont très transphobes, ce qui me met très en colère et avec quoi je suis en profond désaccord. On a aussi cette émergence de la culture de la « trad wife » (l’épouse traditionnelle). Pourtant, ce n’était pas vraiment génial quand les femmes restaient à la maison ! Comme si on devait toutes fuir la 5G, pondre des bébés à la chaîne et boire du lait à même la vache. Et puis il y a cette résurgence de la mode des corps extrêmement minces…

On est en train de se dévorer à nouveau les unes les autres, de s’entretuer. Je ne comprends pas comment c’est arrivé alors qu’on avait tellement avancé. Donc oui,  je suis très heureuse que cette chanson soit qualifiée d’hymne féministe. Et je suis très heureuse d’être étiquetée comme féministe.

Quelle est ton expérience en tant que femme dans l’industrie musicale ?

J’ai des amies – des amies noires par exemple – qui ont dû faire face à des choses bien pires que moi dans l’industrie musicale. Et je sais pertinemment que quel que soit le niveau de sexisme que j’ai subi, elles l’ont subi dix fois plus. Donc je ne voudrais jamais me poser en victime. Mais disons que les attaques sexistes ont été constantes pendant tellement d’années.

Par exemple, j’avais 20 ans, je jouais de la basse et chantais en même temps dans mon ancien groupe. Et un gars beaucoup plus âgé que moi, avec beaucoup plus de succès, m’a dit : « Tu ne peux pas jouer de la basse et chanter en même temps. Parce que tu n’es pas capable de faire les deux choses en même temps. Je pensais que tu voudrais savoir ». Ce sont des hommes qui supposent simplement qu’ils en savent plus que vous.

Et puis parfois, le sexisme vient de l’intérieur. Ce que je veux dire, c’est que quand j’ai commencé à produire, à travailler avec des producteurs vers 18 ans, principalement des hommes, ils créaient et me disaient : « Qu’est-ce que tu en penses, Ciara ? » Et je répondais : « Ouais, c’est super. J’adore ! » Parce que je ne voulais pas les contredire, que je me sentais inférieure, que je doutais de moi et de mes capacités. 

Sans parler de la charge mentale, surtout dans mes relations amoureuses. Je suis bisexuelle, donc je l’ai vécue des deux côtés. Mais tous les hommes que je connais, popstars ou musiciens, ont une compagne depuis huit ans qui assure à la maison et tolère tout. Moi, aucune relation ne tient : les hommes supportent mal que je parte en tournée ou que je ne sois pas là pour m’occuper d’eux. Dans les couples hétéros, et souvent même entre femmes, on attend toujours de nous un service permanent. On ne peut pas juste être côte à côte, il faut jouer un rôle. Je n’ai plus le temps ni l’énergie pour ça – donc je reste célibataire. Qu’ils aillent se faire foutre !

Tu dis que ta musique est destinée aux personnes queer aux filles de 15 ans sans amis avec des hobbies bizarres. 

Moi-même, j’ai été une fille de 15 ans sans amis et ça, ça ne vous quitte jamais vraiment. Je passais tout mon temps à regarder des vidéos de Pulp et de Dolly Parton, j’explorais les méandres d’internet pour creuser des sujets, parce que je n’avais aucune vie sociale. Le fait de forger mes propres goûts, loin des modes, a défini l’artiste que je suis aujourd’hui.

C’est pourquoi les adolescentes qui se sentent en décalage se reconnaissent en moi ; elles voient que j’ai connu le même isolement, ce qui crée un lien très fort. Je me sens protectrice envers elles, car je sais que cette solitude est souvent le terreau de futurs talents impressionnants. Et leur soutien m’est précieux.

Quant à la communauté queer, je la considère évidemment comme prescriptrice de tendances. Ils et elles ont simplement meilleur goût que le reste de la population. Le fait qu’elle vienne à mes concerts est pour moi la preuve que mon travail a de la valeur. J’en suis fière.

CMAT

Tu cultives une esthétique très « camp », qui contraste avec l’imagerie « héroïne chic » qui revient en force.

J’ai une chanson sur mon premier album où je dis : « I feel so Anna Karina but my body is behind the camera » (« Je me sens si Anna Karina mais mon corps est derrière la caméra »). J’ai toujours adoré la France, ses films, ses livres, sa musique. C’est presque une fascination morbide : j’idolâtre une culture dans laquelle je ne m’intègre pas du tout, ni par ma personnalité, ni par mon apparence, ni par ma façon de me présenter. Et en venant ici, j’ai compris que l’image que je m’en faisais était un cliché, très loin de la réalité.

Ma première sortie en club a été une révélation. Avec mon mini-short et mon top à paillettes, on m’a tout de suite surnommée « la fille de Londres ». J’ai alors compris que mon style, jugé provocant – maquillage chargé, coiffure volumineuse, typique des Anglaises ou Irlandaises – était perçu comme un acte punk, une rupture courageuse avec les codes de la société bourgeoise française. Mais ce n’était pas une performance, c’était simplement moi.

Et si l’establishment de la mode me snobait, j’ai immédiatement trouvé mon public : les filles lesbiennes en club m’ont adoptée sur-le-champ. J’adore venir en France pour cette raison : si ça peut encourager les gens à s’habiller de manière plus audacieuse, à être plus à l’aise dans leur corps, sans sentir le besoin de se conformer à cette version romantique des femmes de la Nouvelle Vague comme Jean Seberg et Anna Karina. C’est toxique et étouffant.

La jeune scène musicale irlandaise – comme les Fontaines D.C et Kneecap (qui ont créé l’événement à Rock en Seine 2025), Sprints, Enola Gay, Gurriers, Kneecap – est aux avant-postes en ce moment. Tu les reconnais ?

Oui, on se connaît toutes et tous. Mais je dirais que ceux que je connais le mieux, ce sont les Kneecap, notamment parce que nous parlons irlandais. Je les ai rencontrés lors d’une soirée à Leeds, et ils étaient bien éméchés et se sont mis à me parler en irlandais, c’était très émouvant. Je connais ces garçons depuis un moment.

D’ailleurs, je m’inquiète pour eux (les rappeurs nord-irlandais sont au cœur d’une controverse internationale depuis leurs messages pro-palestiniens virulents- Ndlr). Ils prennent tout cela avec tellement de sang-froid, ils restent si fermes sur leurs positions. La manière dont le gouvernement britannique les traite établit un horrible précédent pour le reste du monde. C’est vraiment inquiétant.

Qu’est-ce qui rend les artistes irlandais si singuliers ?

Ce qui se passe en Irlande est intéressant. Beaucoup de groupes comme The Murder Capital, Fontaines D.C., Sprints, appartiennent à un genre très similaire : c’est du post-punk – et je trouve toute cette musique géniale. Mais je me suis toujours sentie un peu à l’écart de cette scène musicale irlandaise. Mais toutes et tous, nous avons un point en commun : nous abordons des sujets politiques. Moi, je parle de capitalisme, de féminisme, d’autonomie corporelle… Des thématiques denses, tout comme les leurs.

Je pense juste que l’Irlande est un endroit difficile pour grandir. Les Irlandais issus de la classe ouvrière développent souvent une personnalité bruyante, pleine d’esprit, drôle et intelligente, parce que c’est parfois le seul moyen de capter l’attention : montrer à quel point on est vif et brillant. Et ça, ce sont de super qualités pour devenir une pop star ou un rappeur célèbre ! Ces qualités des Irlandais se prêtent vraiment aux arts de la scène.

Si tu pouvais faire un duo totalement inattendu avec un·e artiste européen·ne, qui choisirais-tu ?

Mylène Farmer, parce que j’ai basé tout mon univers sur elle. Je l’aime tellement. Elle fait de la bonne musique pop, accessible et intelligente, mais elle se soucie aussi de l’univers de l’album qui va avec. J’adore son côté littéraire, elle est vraiment brillante.

Et si tu pouvais enregistrer une reprise country d’un tube eurodance, lequel choisirais-tu ?

Wow ! Disons Everytime We Touch de Cascada. Ou alors We’re Going to Ibiza des Vengaboys. C’est une super chanson que j’adore et qui passe souvent à la fin de mes concerts quand on quitte la scène.

Article rédigé par
Catherine Rochon
Catherine Rochon
Responsable éditoriale