Critique

“Aimer”, de Sarah Chiche : l’amour comme infinitif et comme horizon

22 août 2025
Par Anaïs Viand
“Aimer”, de Sarah Chiche : l’amour comme infinitif et comme horizon
©A.di Crollalanza

Dans son nouveau roman, Aimer (Juillard), Sarah Chiche explore le verbe aimer sous toutes ses formes. Du premier trouble aux tendresses tardives, de l’amour filial à l’amour des mathématiques, l’autrice signe un récit intense où aimer devient à la fois un souffle vital et un paradoxe universel.

Une photographie de Yoann Bourgeois habille la couverture du nouvel ouvrage de Sarah ChicheAimer. On y aperçoit deux silhouettes chancelantes, dansant, saisies dans un élan fragile et puissant. Une image capturée lors d’un spectacle de Yoann Bourgeois, qui, selon l’écrivaine, témoigne de « l’indicible, tout ce qu’aimer veut dire ». Après Les enténébrésSaturne ou Les alchimies, l’écrivaine signe une histoire ambitieuse et chorale, loin des clichés mièvres.

Aimer

Ici, l’amour se décline au pluriel : attachement filial et amical, passion amoureuse, maladie et violence intrafamiliale, hasards heureux et secondes chances. Le roman suit Margaux et Alexis, liés depuis l’enfance – d’un repas mondain en 1984 jusqu’à leurs 80 ans, en 2054, à travers séparations et retrouvailles. « Une vie n’est pas une ligne droite : c’est une mosaïque, et j’ai voulu en explorer toutes les tesselles, en raconter tous les états de l’amour, à tous les âges de l’existence. Le premier trouble et sa lumière neuve. Les ardeurs maladroites. Les longues fidélités qui s’usent. Les tendresses tardives qui consolent plus qu’elles n’enflamment. Les fidélités invisibles », raconte l’autrice.

À partir de
22,50€
En stock
Acheter sur Fnac.com

Les chemins de l’amour

Ses personnages – plus d’une dizaine – déclinent un rapport à l’amour tantôt dévorant, mesuré, intransigeant, médiocre ou brûlant. On croise aussi d’autres formes d’attachement : « Lamour des mathématiques ou de la littérature ; l’amour, plus discutable, de l’argent ; l’amour de Dieu qui s’oppose à l’amour du hasard. L’amour pour un animal : Fernand, le chien du père d’Adèle, ou Rita Hayworth, le chat de Margaux, qui devient la part la plus intacte de son existence. Enfin, ces amitiés féminines nées après la quarantaine – peut-être l’une des formes les plus solidaires de l’amour, car débarrassées des embarras liés à la sexualité et à la conjugalité. »

« Choisir “aimer” à l’infinitif, c’est refuser de le conjuguer, donc refuser de le réduire à une seule histoire, à une seule voix, à un seul temps. »    Sarah Chiche

Combien existe-t-il donc de formes d’amour ? Quelle place tient le hasard dans les histoires sentimentales ? Peut-on encore aimer à 50 ans ? La passion doit-elle toujours céder la place à la compassion et la tendresse ? Trouverons-nous un jour l’antidote au bonheur infini ? Sarah Chiche ne donne pas de réponses toutes faites. Elle s’écarte des écueils attendus et propose plutôt des chemins que chacun pourra emprunter à sa guise.

Ce refus d’enfermer l’amour dans une définition unique se reflète jusque dans le titre, qui agit comme une respiration au-dessus du récit, ample et franche. « L’infinitif est la forme grammaticale de l’élan pur. Il n’appartient ni au passé, ni au futur, ni à un sujet précis. Il est la promesse avant l’acte, l’horizon avant le pas. Choisir “aimer” à l’infinitif, c’est refuser de le conjuguer, donc refuser de le réduire à une seule histoire, à une seule voix, à un seul temps. Car dès que l’on conjugue, on enferme. “J’aime” ou “j’aimais” disent déjà trop et surtout ferment la porte à toutes les autres vies possibles. »

La littérature n’est pas un registre d’état civil

L’autrice ne se contente pas d’explorer les visages de l’amour : elle en invente aussi les langages, mêlant chronique sociale, fresque psychologique et accents de conte. « J’ai écrit ce roman dans un moment particulièrement âpre, comme cela peut arriver dans une vie humaine. Plutôt que de geindre, j’ai trouvé plus drôle d’inventer de toutes pièces une histoire traversée par la lumière et la gaieté. Faut-il, aujourd’hui, dans les années 2020, que le témoignage devienne la forme privilégiée de la littérature, du roman, en particulier ? Il me semble que non. La littérature n’est pas un registre d’état civil : elle est ce lieu paradoxal où l’on peut, dans le même souffle, devenir marin ou meurtrier, vieillard ou petit garçon de 9 ans, sans autre passeport que sa langue et ses obsessions. Le plaisir de l’écriture n’est pas seulement d’inventer, mais d’ériger pierre après pierre une fiction, de la nourrir d’archives et de patientes recherches, jusqu’à ce qu’elle prenne la densité du réel », explique Sarah Chiche. Dans Aimer, le sentiment devient un prisme pour parler du monde contemporain : les élites transatlantiques, la crise des opioïdes, la difficulté à être heureux dans une société qui exige réussite et performance.

Dans un monde où sévit la brutalité, Aimer résonne comme une douce injonction : « Aimer comme on respire, comme on marche, comme on prie. » Les personnages de Sarah Chiche, pour avancer, doivent repousser leurs démons autant que la violence de leur époque. Ils oscillent entre deux quêtes : l’appel de l’ailleurs et le désir de retour. Aimer, rappelle l’autrice, n’est jamais acquis : « On ne l’apprend pas une fois pour toutes. On le recommence, parfois avec les mêmes êtres, parfois avec d’autres, toujours avec un esprit et un corps qui, eux, ne sont plus exactement les mêmes. »

Un roman lumineux qui nous rappelle qu’« aimer reste le plus beau des paradoxes ». Et que, peut-être, « aimer et créer reviennent au même », pour reprendre les mots de sa professeure de philosophie d’alors à qui elle doit tant.

Aimer, de Sarah Chiche, Julliard, en librairie le 21 août 2025, 384 p., 22,50 €.

À lire aussi

Article rédigé par