Pour cette première sélection de la rentrée littéraire, lumière sur les outsiders prêts à conquérir les cœurs.
Après le Tour de France, l’analogie semble toute trouvée. La rentrée littéraire ressemble à s’y méprendre à une course à plusieurs étages où chacun tente, à son niveau, de tirer son épingle du jeu. Il y a bien sûr les favoris, les grands noms attendus, scrutés, qui auront l’honneur des premiers papiers avant de se défier dans l’inévitable course aux prix. À l’autre bout de la chaîne, il y a les primo-romanciers, ceux qui pour la première fois arpentent cette jungle impitoyable, ayant presque tout à gagner. Et puis, au milieu, il y a le gros du peloton, les près de 500 romanciers et romancières qui jouent des coudes pour exister. C’est à eux qu’on veut réserver l’honneur de l’un de nos premiers papiers de rentrée. Avec un focus tout particulier sur ceux qui, à nos yeux, ont le potentiel pour exploser et s’offrir un beau succès.
La nuit au coeur, de Nathacha Appanah
Certains trouveront peut-être étrange de faire figurer Nathacha Appanah dans cette sélection de révélations. L’autrice du Dernier frère, Prix du roman Fnac en 2007 ou encore de Tropique de la violence, prix France Télévisions et prix Femina des Lycéens 2017 est, en effet, une plume respectée du milieu littéraire qui fascine autant par sa langue que par ses histoires percutantes, emplies de la violence du monde. Si on choisit de la mentionner ici, c’est bien parce que son nouveau roman, La nuit au cœur, est LA grande déflagration de la rentrée et pourrait bien la faire entrer dans une nouvelle dimension : celle d’une écrivaine qui gagne le grand public et prétend aux plus prestigieux lauriers.
Tout part de l’un des plus odieux faits divers de ces dernières années. Le 4 mai 2021, à Mérignac en Gironde, Chahinez Daoud, mère de trois enfants, est brûlée vive par son mari alors qu’elle était en instance de divorce et avait alerté à plusieurs reprises les autorités des violences dont elle était régulièrement la victime. Nathacha Appanah est frappée de plein fouet par cette mort, parce qu’elle ricoche avec son histoire familiale et réveille en elle des traumas enfouis. Le souvenir de sa cousine Emma, morte sous les coups de son mari à l’île Maurice en 2000, mais surtout son propre calvaire, enduré pendant six ans auprès d’un écrivain mué en tortionnaire.
Dans le livre, MB le maçon, RD le chauffeur ministériel ou HC le poète sont trois prédateurs qui ne seront pas entièrement nommés, comme s’il fallait ne leur faire aucun cadeau. Trois destinées tragiques qui s’entremêlent pour livrer une analyse méticuleuse de l’emprise. Un chœur de femmes qui chante avec fureur contre la violence qui ronge les hommes et dont elles sont encore et toujours les cibles désignées. Terrassant.
Le monde est fatigué, de Jospeh Incardona
Chaque livre de Joseph Incardona, romancier décomplexé et désopilant, adepte du pulp et des comédies noires infusées aussi bien aux frère Coen qu’à Quentin Tarantino, est une bouffée d’air frais dans des rentrées littéraires françaises de plus en plus corsetées. Après Chaleur et ses improbables champions du monde de sauna, après les yuppies déglingo et le prof de tennis gigolo de La soustraction des possibles ou la prostituée faiseuse de miracles de Stella et l’Amérique, place désormais à la sirène mutilée, vengeresse insoupçonnée.
Après un terrible accident qui l’a détruite corps et âme, Nathalie a pris une décision radicale pour s’offrir l’espoir d’une renaissance : changer de vie, d’identité, muer pour accomplir une plus sombre destinée. Devenue sirène dans un monde qui a fait du corps des femmes un objet de consommation comme un autre, Eve multiplie les ballets aquatiques dans les plus grandes villes du monde. Derrière sa nageoire s’affichent, encore vivaces, les cicatrices du drame, comme les marques posées sur elle par un homme désigné. L’heure de la revanche a sonné pour cette Monte-Cristo siliconée. Son chant fatal s’apprête à résonner.
Peau d’ourse, de Grégory Le Floch
Si on était journaliste musical dans les années 2000, on dirait que Peau d’ourse est, pour Grégory Le Floch, le roman de la maturité. Il rassemble tout ce qui fait le sel de sa littérature depuis l’éblouissant De parcourir le monde et d’y roder : un vent de fraîcheur et de liberté, l’envie d’explorer des imaginaires débridés, de nous convier à la lisière du réel dans un maelström étrange, sulfureux, engagé, qui questionne sans cesse les conditions de la normalité.
Impossible pour Mont Perdu de s’épanouir dans son village reclus des Pyrénées qui ne saisit que par bribes les grands bouleversements de la modernité. Adolescente corpulente, lesbienne, avec des rêves plein la tête, elle trouve refuge dans les montagnes, auprès d’une nature vibrante, vivante, disposée à l’écouter. Elle fusionne peu à peu avec les éléments, embrasse son animalité pour s’affirmer. La jeune fille se fait ourse et s’apprête à griffer les règles de son petit monde corseté.
Détournant folklore et légendes de la femme sauvage, Grégory Le Floch façonne un conte queer qui englobe toutes les acceptions du terme, à la fois quête de liberté sexuelle et ode au beau bizarre. Aussi troublant que touchant, Peau d’ourse fusionne littérature de genre et questions de genre.
Aux nuits à venir, de Joffrine Donnadieu
L’héroïne du troisième roman de Joffrine Donnadieu se fait appeler Marge. Comment ne pas y voir un clin d’œil à son terrain de prédilection romanesque ? Dans la lignée d’Une histoire de France et de Chienne et louve, prix de Flore 2022, elle nous offre une nouvelle plongée en eaux troubles, à la lisière de la société.
Sur les toits de Paris, l’autrice délivre une passion ardente entre deux êtres désaccordés qui refusent de se soumettre au cours du monde : Marguerite, trentenaire en rupture de ban, sans emploi ni logement, débordée par son imaginaire, et Victor, ancien militaire, dernier résistant d’un immeuble promis à une gentrification. Avec une poésie brute et charnelle, Joffrine Donnadieu fait entrer en collision violence sociale, traumatismes intimes et exultation des corps. On en tremble encore.
La tentation artificielle, de Clément Camar-Mercier
Avec Le roman de Jeanne et Nathan, Clément Camar-Mercier avait fait une entrée fracassante. Il nous racontait, à travers la destinée de deux âmes égarées, le basculement d’une société de consommation à une société de l’addiction. Au programme : poésie brutale, passion, violence. Avec La tentation artificielle, il réussit, haut la main, la tant redoutée épreuve du deuxième livre.
Chaque époque engendre ses propres monstres. En 1991, quand Bret Easton Ellis publie American Psycho et donne vie à son tueur en série Patrick Bateman, c’est aux yuppies, ces rois de la finance au corps sculpté et aux costumes ajustés, aux comptes en banque aussi fournis que leur absence de moralité, qu’il s’attaque avec une provocation corrosive. Aujourd’hui, Clément Camar-Mercier croque lui, le sauvage de notre temps, le codeur de génie disposant d’un pouvoir trop grand pour lui.
Virtuose de la tech au sommet de sa gloire, au service des grandes multinationales toujours avides de nouveaux profits mais aussi des États en quête de contrôle permanent, jeune homme rongé par les traumas et une étrange maladie, Jérémie prend une décision radicale : offrir sa vie aux algorithmes, désormais seuls maîtres de ses décisions. Un geste fou, galvanisé par une retraite spirituelle, qui va déboucher sur la création de son grand œuvre : une IA capable de résoudre nos dilemmes moraux. Avec la voix froide et clinique de son anti-héros glaçant, Clément Camar-Mercier raconte l’émergence d’un nouveau dieu, père d’une Église technologique où l’on croit en une seule chose : la rationalité la plus brutale.
Parthenia, de Pauline Gonthier
En plus de l’intelligence artificielle, c’est l’ensemble des mondes virtuels qui se sont mis à hanter notre littérature contemporaine, comme le poison lent d’une angoisse existentielle. Avec son deuxième roman, publié dans une maison d’édition nouvellement créée, Les Léonides, Pauline Gonthier interroge la portée politique et sociale que pourrait recouvrir les différents métavers rassemblant des participants en quête d’une nouvelle vie, d’une nouvelle identité, d’un nouveau combat. Parthenia est le nom donné à un jeu en ligne modelé sur la forme d’une cité grecque où tout reste à bâtir. Chacun y déverse ses fantasmes et ses angoisses dans l’espoir de fonder une société idéale.
C’est dans les tréfonds de ce monde virtuel que vont se croiser Baptiste, un ado solitaire et torturé, qui venge sa rupture sur les forums masculinistes et Léa, lesbienne, fille d’immigrés, nouveau visage du parti populiste en vogue. Une rencontre tout sauf anodine aux conséquences explosives. Les dangers du refuge technologique, une guerre des sexes encore et toujours à l’œuvre, alimentée par les relents masculinistes, la perfidie d’un monde politique qui a fait de la détresse son fonds de commerce : Pauline Gonthier se paie les nouveaux démons de notre société. Elle tape fort et vise juste.