Entretien

Emmanuelle Lambert nous parle de son dernier roman, Aucun Respect

19 octobre 2024
Par Anaïs Viand
Emmanuelle Lambert nous parle de son dernier roman, Aucun Respect

Sélectionné pour le Goncourt des lycéens, le dernier ouvrage d’Emmanuelle Lambert s’intéresse à la vie d’une jeune femme catapultée dans le monde de la littérature. Roman d’apprentissage, autofiction… Aucun respect est aussi une réflexion sur le poids des puissances masculines. Entretien avec celle qui a choisi de revisiter son passé à l’aune des questionnements sociétaux d’aujourd’hui.

En 2009, vous avez dédié votre premier livre, Mon grand écrivain, à Alain Robbe-Grillet. Pourquoi avoir eu besoin de revenir des années plus tard sur cette période de votre vie ? Comment a jailli ce projet d’écriture ?

J’avais envie de réfléchir sur la jeune femme que j’avais été. Et, plus généralement, sur les jeunes femmes que nous avons été. Parce que le temps a passé. Le temps permet de regarder les choses avec un certain recul. Les bouleversements sociétaux de ces dernières années nous obligent à repenser notre jeunesse. C’est une bonne chose de repenser le temps, ça me paraît être un projet littéraire assez commun, finalement.

Le livre a beau être écrit à la troisième personne, on ne peut s’empêcher d’y lire des éléments autobiographiques. Pourquoi avoir fait ce pas de côté et avoir eu cette envie de développer cette forme d’autofiction ?

Comme lectrice, j’aime beaucoup les romans autobiographiques. Et puis, j’avais besoin d’être libre d’inventer des choses. Écrire, c’est aller au plus près de la réalité, mais je voulais autre chose. Je voulais évoquer une époque et je voulais qu’on puisse se projeter sur la protagoniste autant que sur d’autres personnages – réels et inventés.

Pouvez-vous nous dresser le portrait de votre héroïne ?

Mon héroïne s’appelle Elle. C’est-à-dire que c’est vous, c’est moi, et c’est beaucoup de personnes de genre féminin. Elle, a la vingtaine. Elle a grandi en banlieue. Elle se retrouve parachutée dans des endroits qu’elle ne connaît pas du tout. La classe préparatoire, Paris, puis l’institut où elle réalise son stage. Un stage qui va l’amener à découvrir un château très mystérieux. Elle est parachutée dans le monde merveilleux des lettres et de la poésie, qu’elle ne connaît pas non plus.

Elle est naïve comme on peut l’être quand on est jeune. Elle se retrouve face à des adultes qui sont occupés par la littérature et la poésie, mais par beaucoup d’autres choses comme les relations de pouvoir et les relations de séduction. Elle saute d’un endroit inconnu à l’autre, comme si elle entreprenait une quête.

Revenir à cette époque où vous avez collaboré avec Alain Robbe-Grillet, c’est un prétexte pour nous emmener dans les années 1990 : vos premières années parisiennes, au sein de l’institut, sous l’autorité de figures masculines. Une époque où un tueur plane. Très vite, dès les premières pages de votre ouvrage, vous rappelez ce que signifiait être femme à cette époque. Vous portez un double regard : le regard de cette jeune femme et votre analyse des années plus tard. Est-ce que les femmes d’aujourd’hui “cassent davantage l’équilibre familial et social”, pour reprendre vos écrits ?

Être femme ou le devenir. Comme je disais, la protagoniste est très jeune et elle découvre tout en même temps : la grande ville, les amitiés et les premières amours. Elle découvre surtout le monde du travail. Et puis, comme beaucoup, elle commence par un stage. Tout cela est progressif. C’était un monde qui était principalement organisé par et pour des hommes, plus que pour des femmes. Il y a 20 ans, je n’en étais pas forcément consciente. La forme du roman m’a permis de choisir, dans la réalité, les faits qui, aujourd’hui, me paraissent importants. Quand on est très jeune, on ne hiérarchise pas nécessairement. Tout est important. On avance et on voit bien ce qu’il se passe.

Au sein de cette grande phase d’apprentissage, il y a évidemment des expériences variées et positives, mais il y a aussi l’univers un peu inquiétant de la rue. Un univers que toutes les jeunes filles connaissent. Et je crains que cela n’ait pas beaucoup changé. C’est en marchant dans la rue que l’on découvre ce que signifie être une femme dans l’espace public. Cet ouvrage est pour moi l’occasion de regarder les endroits où cela a évolué, tout en questionnant ce qui pouvait nous paraître normal à l’époque. Je crois que les femmes d’aujourd’hui déplacent la norme. Elles cassent un équilibre préétabli. On le voit tous les jours : elles réagissent et résistent plus fortement que nous le faisions dans ma génération. Il y avait tout de même des lignes qui commençaient à bouger… Ma protagoniste ne se laisse pas faire non plus. Elle découvre, mais elle ne subit pas à chaque fois.

“Tout de même, les filles, aujourd’hui, vous n’avez aucun respect.” Voici la phrase qui vous a inspiré votre titre… L’avez-vous entendue quand vous étiez à l’institut et quelle place a-t-elle occupée dans votre processus d’écriture ?

Oui je l’ai entendue là-bas ! Dans mon ouvrage, elle est prononcée sur le ton de l’humour. Elle témoigne de l’ambiguïté qui régnait à l’époque. Aucun respect n’est pas un conte initiatique présentant une jeune femme luttant contre des monstres. C’est un ensemble ambigu dans une société où les places sont assignées de manière assez claire. Et, à l’intérieur de cela, il y a des choses qui circulent. Et on y trouve notamment de l’humour. Il n’empêche que cette phrase est prononcée par quelqu’un de beaucoup plus âgé et hiérarchiquement supérieur.

Cette phrase-là est fondatrice et fondamentale pour le livre. Elle dit aussi que finalement – pour moi en tout cas – grandir comme individu, comme femme, comme écrivaine, c’est aussi apprendre à bousculer les réflexes inculqués plus tôt, préconisant de ne jamais remettre en cause un ordre, les autorités ou encore les personnalités établis. C’est en se dégageant du poids des traditions qu’on parvient à trouver son identité.

Aucun respect est le premier chapitre que j’ai écrit. Les livres vont là où ils vous portent. Bien évidemment, j’ai une idée de ce que je veux faire. Mais ensuite, il faut savoir suivre ce que le livre vous dit. Et cette première scène est une grande scène de communauté sociale. Il s’agit de la fête de l’élection de l’Académie française où se réunit tout le petit monde littéraire. On y rencontre le regard de cette jeune personne – un peu satirique et amusé – sur la société qui croise celui du monde littéraire parisien, auquel elle n’appartient pas. J’ai écrit ce chapitre, et le reste s’est enchaîné. Je voulais que ça soit un livre qui aille vite, que le lecteur puisse foncer comme lorsque nous sommes jeunes et que nous avançons tête baissée. Il s’agit d’un livre court, avec des chapitres courts, tout en incorporant, de temps en temps, des moments de pause. Comme un arrêt sur image permettant des temps de réflexion, écrits au présent.

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Dans sa quête, Elle est épaulée, accompagnée, interrogée par d’autres femmes. Alors même que ce sont des hommes qui décident à l’Institut, vous dépeignez des femmes qui agissent. Est-ce là un hommage aux femmes de l’ombre, qui vous ont accompagnée dans votre vie d’apprentie écrivaine ?  

Exactement. Durant mon stage et mes premières années en tant que salariée, il y avait des femmes qui commençaient à accéder à des postes, on va dire, visibles, à des postes de pouvoir, mais toujours moins valorisées. Je dirai que c’est un double hommage. C’est un hommage à cette espèce de solidarité féminine qu’on peut trouver dans la société. À l’époque, on ne parlait pas de sororité. Le terme est apparu récemment. J’ai voulu retranscrire le lien qu’elles tissent entre elles. 

« Peut-être qu’au fond, un des sujets cachés du livre, c’est la quête d’une vie harmonieuse, fait de relations harmonieuses. Et dans cette quête, il est vrai qu’il y a des endroits plus ou moins dangereux. »   Emmanuelle Lambert

 Et cette complicité féminine, cette connivence féminine est importante dans la phase de construction de l’identité et de la vie active, qu’on soit écrivain ou non. C’est un hommage à l’amour et aux amitiés féminines aussi. On retrouve dans l’ouvrage deux couples importants. La protagoniste et Axel, qu’elle fantasme beaucoup. Et puis, il y a le couple Robbe-Grillet, deux personnes très âgées, adeptes des pratiques sadomasochistes. Mais il y a aussi cette amitié féminine, qui est une forme d’amour qui dure toute la vie, un amour fidèle et dans lequel on peut évoluer. Une forme d’amour dans lequel on a le droit à l’erreur.

Dans Aucun respect, vous questionnez toutes les formes de relations interpersonnelles. Est-ce votre obsession du moment ? Est-ce qu’à l’issue de cet ouvrage, vous avez réussi à décomplexifier cette large thématique ?

Je crois que c’est toujours complexe, les relations, et c’est bien cela qui est beau. Effectivement, je pense que c’est mon obsession de toujours. Je crois qu’on se construit par notre relation aux autres. Bien entendu, nous avons notre intériorité, et c’est là où la littérature et toutes les formes d’art sont fondamentales. Tout cela participe à l’apprentissage de nos limites et de l’endroit où nous situons notre liberté. C’est important de pouvoir dire : “Là où tu vas, je ne peux pas te suivre.” Ce n’est pas un drame. C’est important de pouvoir le dire. On peut changer. On a le droit de se tromper. Peut-être qu’au fond, un des sujets cachés du livre, c’est la quête d’une vie harmonieuse, faite de relations harmonieuses. Et dans cette quête, il est vrai qu’il y a des endroits plus ou moins dangereux. Il faut savoir se repérer. Et pour ça, on a besoin d’avoir des relations saines.

En abordant la thématique de la sexualité SM, vous pointez un sujet très actuel : le consentement.

La protagoniste s’énerve parce qu’elle voit plusieurs de ses amis entretenir des relations où sévit une forme de brutalisation non consentie. Elle traduit son exaspération face à des relations dites « normales »  qui ne l’étaient pas alors que des relations qu’elles jugeaient « anormales » reposent sur une entente et un respect de l’autre. C’est en travaillant sur le couple d’écrivains Robbe-Grillet qu’elle découvre l’univers SM, un espace très ritualisé, organisé, régulé qui repose sur un consentement mutuel, ce qui l’étonne et la déstabilise.

Vous proposez dans Aucun respect une large réflexion sur la littérature. Selon vous, faut-il laisser la littérature s’occuper du mal, des pulsions criminelles, de la marge ? Autrement dit, est-ce qu’on peut tout dire en littérature ?

La protagoniste apprend ce que c’est qu’être un écrivain de métier. C’est-à-dire que, subitement, le personnage de son manuel prend vie. Et elle le voit dans sa vie quotidienne, dans ses rapports avec les journalistes, les universitaires, les éditeurs. Enfin, elle voit toutes les choses très concrètes et même un peu dérisoires du quotidien.

En littérature, la question du mal s’est toujours posée. Et je pense qu’elle se posera toujours, parce que la littérature doit aussi regarder les ténèbres humaines en face. Elle n’est pas là que pour relater du joli. La question n’est pas tellement de savoir si on peut tout écrire, car bien sûr que l’on peut tout écrire. On ne peut empêcher personne d’écrire. La question est plutôt de savoir si tout est publiable. Pourquoi on publie ? Qu’est-ce que ça provoque quand on publie ? Voici des questions vertigineuses auxquelles je n’ai pas la réponse, mais qu’il est bon de poser. Il y a des choses que les gens trouvaient tout à fait normales de publier il y a 20, 30, 40, 50 ans, et qui ne le sont plus aujourd’hui.

« Il n’y a que les écrivains qui sauvent les écrivains. »   Emmanuelle Lambert

Pour rentrer dans l’histoire de la littérature, faut-il nécessairement être un écrivain mort ?

C’est une vraie question. Je dirai qu’il n’y a que le temps qui juge. Après, il y a quand même des écrivains qui rentrent quand même dans une forme d’histoire littéraire parce que, de leur vivant, beaucoup d’autres leur font référence. Il n’y a que les écrivains qui sauvent les écrivains. C’est ma conviction-formule magique.

Emmanuelle Lambert.©Dorian Prost


Quels sont les livres qui vous ont fait prendre conscience du pouvoir de la littérature ?

Toutes mes lectures sont liées à des moments précis de ma vie. La lecture et la littérature se situent au carrefour de la réflexion et de la sensibilité. Et parfois, l’un prend le pas sur l’autre. Quand je pense aux livres qui m’ont marquée, je les associe à des âges de ma vie et ce n’est qu’au fil du temps qu’on commence à percevoir l’art, après avoir accumulé des lectures.

Aujourd’hui, je peux dire quels sont les auteurs qui ont été des révélations pour moi. Vers mes 10-11 ans, il y a eu Le Comte de Monte-Cristo, d’Alexandre Dumas. Je me souviens que ce livre m’a empêchée de dormir. J’étais complètement transportée. Et ce qui est beau, c’est que je ne savais pas du tout pourquoi. Aujourd’hui, je sais que c’est bon signe. Je citerais ensuite le grand livre de l’adolescence, qui est L’Attrape-cœurs de J. D. Salinger, que je recommande absolument, surtout aux lecteurs âgés de 15 à 20 ans. Il y a Martin Eden de Jack London, qui est un livre que je lis, que je relis, et qui est pour moi un des plus beaux livres du monde. Il s’agit d’un livre autobiographique, en même temps qu’une quête d’écriture et de beauté. Plus tard, j’ai découvert Jean Genet, qu’il ne faut pas mettre dans des mains de lecteurs trop jeunes. Ses écrits m’ont bouleversée. Marguerite Duras puis Colette ont constitué de grandes rencontres aussi.

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Quel est le danger, en tant qu’écrivaine, à être trop passionnée par la littérature et les écrivains ?

Le danger, c’est d’être dans la posture de la groupie. Quand on adore lire – ce qui est mon cas, au même titre que de nombreux autres écrivains – et qu’on rencontre celles et ceux que nous lisons, l’admiration peut prendre le dessus sur notre l’esprit critique. Et si on perd l’esprit critique, on perd la réflexion. Et sans réflexion, on ne peut plus écrire. Me concernant, je n’ai jamais été fascinée par le milieu. Comme mon héroïne, j’ai grandi en banlieue, je n’appartiens pas à ce milieu à l’origine. Et, comme elle, je l’observe comme je pourrais observer un pays étranger dont je tente de comprendre les us et coutumes, les règles tacites. Il ne s’agissait pas de fascination pour moi, mais plutôt d’un sentiment d’étrangeté.

Quel est votre dernier coup de cœur culturel ?

Grâce à un tweet de Stephen King, j’ai découvert la série From. Une série américaine qui est passée sous les radars, et qui est pourtant géniale. Alors, il s’agit d’horreur, mais c’est peut-être de cela que nous avons besoin quand on sort un livre : ressentir des émotions fortes, très très fortes. C’est l’histoire d’un groupe de personnes qui se trouvent dans une ville d’apparence normale. Ils y sont piégés et doivent faire face aux menaces de la forêt environnante.

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