Album-concept considéré à retardement comme le second chef d’œuvre de Serge Gainsbourg (avec L’Histoire de Melody Nelson de 1971), L’Homme À Tête De Chou ressort ces jours-ci aux formats CD, vinyles et picture-disc agrémentés de bonus, d’inédits, remasterisé avec soin mais bénéficiant surtout d’un nouveau mixage tiré de bandes inédites retrouvées à Londres ou l’album fut enregistré…On en salive d’avance.
Album cul…te
En 1976, André Malraux et Raymond Queneau cassent leur pipe alors qu’un futur big boss du rap game français voit le jour (Booba). Une dictature militaire au terrifiant palmarès s’installe en Argentine mais la France de Roger Gicquel a peur à cause d’un sordide fait divers. En 1976, alors qu’une esthétique rock FM colore les productions, que le disco commence à envahir les ondes radio (ABBA squatte le haut des charts), que le premier festival punk a lieu non pas outre-manche, mais bien chez nous à Mont–De–Marsan, le beau Serge lui décide de prendre la tendance à contre-pied en publiant L’Homme À Tête de Chou, son 13ème album studio considéré avec presque 10 ans de retard comme l’un des grands monuments de l’œuvre que Gainsbourg nous a légués.
Comme sur le fameux Melody Nelson, Serge Gainsbourg y raconte en mode talk–over l’histoire d’une rencontre amoureuse, sulfureuse, passionnelle et finalement tragique entre un type quadra, looser et ombrageux, et une toute jeune femme pétillante qui embrasse la vie et son époque (le mythe de la lolita n’est jamais très loin). Pour emballer son récit écrit de cette habile plume littéraire qui a fait sa réputation de parolier, Gainsbourg fait appel à la même équipe franco-britannique que les albums. Vu de L’Extérieur et Rock Around The Bunker parus respectivement 3 ans et 1 an avant. Le résultat est sidérant d’inventivité et d’arrangements captivants mais ne passionne décidément pas les foules.
Mais pourquoi ça ne marche pas ?
Comme c’est souvent arrivé à notre Gainsbourg national (que le monde du rock anglo–saxon nous envie pourtant), L’Homme À Tête De Chou fut donc un véritable bide commercial à sa sortie en 1976. À cette époque il s’en vend 20 000 copies sur les 69 millions d’albums vendus cette année-là en France. Il faudra attendre plusieurs années avant que cet album retrouve le chemin du succès.
Écrit majoritairement en Italie pendant que sa muse de l’époque (Jane Birkin) tournait un film, c’est en Angleterre que les sessions d’enregistrement ont eu lieu à l’été 76. Un rock qui flirte avec le glam (on disait que Gainsbourg avait “scotché” sur Bowie), les effluves d’un reggae encore peu répandu dans l’Hexagone et des titres qui se gorgent de vibrations inattendues pour ne pas dire surprenantes comme cette guitare solo sur fond de percussions africaines. On connaît l’appétence de Gainsbourg pour faire sien les emprunts momentanés de musiques pas toujours bien connues du grand public. C’est ici encore le cas avec des sonorités qu’on qualifierait aujourd’hui de “world” ou ces vibrations synthétiques, psychédéliques, futuristes ou dramatiques selon les besoins d’illustration sonore de cette narration-pop découpée comme un film de cinéma. La version du mix 2023 qui sort ces jours-ci incorpore des pistes inédites qui accentuent favorablement cette partition musicale finement ciselée, rééquilibrant de facto la balance entre voix et musique.
Travail d’orfèvre, hédonisme ou provocation morale ?
Mais sur L’Homme À Tête De Chou, pour l’avoir obsessionnellement écouté depuis mon adolescence, ce qui bluffe comme souvent chez Gainsbourg c’est cette capacité à ce que chaque mot, chaque phrase, chaque chuchotement, aussi cru ou imagé qu’ils soient, s’articulent parfaitement avec une musique aux arrangements à la limite du baroque, donc pas toujours très facile d’accès. Une musique pointue diront peut-être certains. D’ailleurs on isole difficilement un titre de ce genre d’album (bien que Marilou Reggae soit sorti à l’époque en 45trs/single) et l’écoute se fait naturellement dans son intégralité. Un album à écouter d’une seule traite puisque l’auteur l‘a voulu ainsi. Puisqu’il nous conte une histoire, pourquoi sauter des chapitres ? C’est peut-être aussi ça la raison de son échec commercial, aucun titre n’est vraiment exploitable au format single, facilement diffusable en radio ce qui en 1976 reste malgré tout l’un des principaux vecteurs de promotion.
Si les arts et l’histoire qui va avec nécessitent une recontextualisation permanente, on est aussi en droit de se poser quelques questions en réécoutant pour la énième fois cette géniale fable pop-rock érotico-littéraire qu’est L’Homme À Tête de chou, album aujourd’hui culte certe mais aussi provocateur et excessif. À l’heure de #MeToo et des nécessaires prises de consciences sur l’égalité Homme-Femme, est-ce que des textes aussi crus et explicites, racontant les obsessions d’un homme dans une histoire au dénouement ultra–violent (féminicide) pourrait être écrits et considérés comme un chef d’œuvre en 2023 ? Vous avez 4 heures, votre copie sur mon bureau demain matin.
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