Après les cryptomonnaies, l’intelligence artificielle et les NFT, c’est vers le métavers que s’achemine notre civilisation technologique. En effet, ce monde virtuel, anticipé à de nombreuses reprises par la science-fiction, est la source de bien des spéculations scientifiques… Et d’investissement économique ! Que nous apprennent les classiques de l’anticipation autour du métavers ? Réponses par l’exemple.
Qu’est-ce que le métavers ?
Contraction de « meta » (ce qui englobe) et « vers » (pour « univers »), le terme métavers a gagné les pages d’actualité au début du XXIe siècle, lorsqu’on a souhaité proposer un mot désignant un univers dépassant la réalité, accessible virtuellement depuis un terminal connecté à Internet (du smartphone au casque de réalité virtuelle), où de nombreuses personnes pouvaient se rendre et interagir en réseau.
Ce monde virtuel en 3D offre la possibilité de créer son propre univers, de rencontrer d’autres personnes connectées (visibles via des « avatars »), d’assister à des concerts, de construire des objets, de jouer… Visible depuis les années 2000 (à travers des plateformes comme Second Life), le concept a pris un nouveau sens en 2021, lorsque le groupe Facebook – qui détient également WhatsApp, Instagram et les casques de réalité virtuelle Oculus – s’est renommé « Meta » et a présenté un métavers nouveau, World Horizons, susceptible, selon Mark Zuckerberg, de changer notre rapport au monde et la place de la technologie dans la vie de tous les jours.
Le potentiel de World Horizons et des autres métavers créés pour l’instant reste prospectif : nombre de freins technologiques et financiers restent à lever avant que le commun des mortels puisse baguenauder dans pléthore de mondes construits de toute pièce pour le divertissement connecté, le marketing ou la science.
Reste que le métavers a matérialisé quelque chose qui existait depuis longtemps à l’état d’idée : en effet, la philosophie, depuis Platon et son allégorie de la caverne, et la littérature, par la suite, ont imaginé comment notre représentation du réel pouvait s’apparenter à une construction mentale, et comment de manière bonne, ou mauvaise, l’on pouvait imaginer un univers qui ne nous ferait voir que certaines choses. Avec l’essor de l’informatique, après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi l’influence des drogues hallucinatoires sur la production culturelle en Occident, les écrivains de science-fiction ont d’ailleurs très vite imaginé la réalité virtuelle comme un horizon proche.
Le métavers et les mondes virtuels, une obsession de la science-fiction
Pour les lecteurs américains de science-fiction, les rayons science-fiction des librairies devaient sembler bégayer, en 1964. S’y trouvait un livre d’un auteur encore assez tâcheron à l’époque, Philip K. Dick, se nommait The Simulacra. Un autre, sorti à peine quelques semaines avant, était intitulé Simulacron 3. Ce dernier était l’œuvre d’un auteur à la mode à l’époque, Daniel F. Galouye, à qui l’on devait l’excellent Le Monde aveugle, relecture ténébreuse de l’allégorie de la caverne.
Les deux écrivains avaient donc eu l’idée, sans se concerter, d’aborder dans leurs livres respectifs la notion de simulacre. Dans Simulacron 3, une société de sondage véreuse concevait un ordinateur capable de simuler une civilisation dans son ensemble, paysage compris, et d’y tester différents produits. Tout le charme de cette histoire venait du doute qui s’emparait du narrateur, face à l’apparition de phénomènes étranges, comme la disparition de personnes ou d’objet, dans la réalité : le sel du roman vient de l’interrogation permanente du héros pour savoir s’il était lui aussi, partie intégrante de la simulation.
Du côté de Simulacres (traduction française de The Simulacra), ce n’est pas l’informatique qui permet l’existence d’imitations de la réalité, mais bien la manipulation mentale des masses à travers les médias et le pouvoir. Thème cher à Philip K. Dick (il avait déjà imaginé un monde entièrement artificiel façon Truman Show dans Le Temps désarticulé), cette projection d’image fausse qui fait office de réalité tangible ouvre la voie à tout un champ de la science-fiction qui se préoccupera désormais de psychisme et de paranoïa davantage que de vaisseaux spatiaux ou de créatures étranges.
Vingt ans après Dick et Galouye, les progrès de la télématique et la mise en réseau d’ordinateurs, dans les années 1980, nourrissent l’imagination de plus jeunes auteurs. Après Tron, le film Disney autour de l’entrée d’un humain dans une machine informatique, la parution de Neuromancien, de William Gibson, en 1984, apportait une nouvelle pierre à l’édifice du « métavers ». En effet, l’auteur créait là le concept de « matrice », un univers virtuel dans lequel pouvaient se mouvoir des pirates informatiques chevronnés, dont le cerveau se retrouvait relié, par des électrodes, à un réseau d’informations. Concevant un monde d’humains augmentés, de big data, d’intelligences artificielles taillées pour le contrôle, de lanceur d’alerte et de hackers payés par les grandes corporations, l’inventeur du « Cyberpunk » anticipait à peu près tous les « progrès » des années 1990-2000, jusqu’à la révolution cognitive de la réalité virtuelle.
Le chemin était donc tout tracé pour que la notion de métavers émerge dans la littérature de l’imaginaire. Les débuts d’Internet, en 1990, devaient donner l’idée à Neal Stephenson de prolonger et d’actualiser les idées de Gibson avec Le Samouraï virtuel. C’est le premier emploi connu du terme « métavers » : dans le roman, il s’agit d’un monde virtuel où se réfugient des activistes et hackers pour trouver des informations afin de combattre un dangereux magnat cherchant à prendre le pouvoir en modifiant le langage. Anticipant de près de dix ans la naissance de Second Life, ce livre de 1992 inspire aujourd’hui les tenants d’un métavers positif, évolution en 3D et en réalité virtuelle du web 2.0 tel que nous le connaissons aujourd’hui.
Avec la sortie de Matrix en 1998, mais aussi de Passé virtuel (d’après Simulacron 3), de Ghost In the Shell voire de Dark City, la thématique de la simulation informatique devient un sujet majeur de la science-fiction. Elle est aussi une reconnaissance des philosophes qui se sont penchés sur la question, comme Jean Baudrillard avec Simulacres et simulation (inspiré de Borgès et cité dans Matrix) et bientôt de « l’hypothèse de la simulation » formulée par Nick Bostrom, et qui interroge notre propre réalité : vivrions-nous en ce moment même dans une simulation créée par des êtres supérieurs ?
Dans les comics et les mangas, le métavers fait la loi
Outre la littérature de science-fiction, la question du métavers a été plusieurs fois abordée dans le monde la bande dessinée. Il faut dire qu’avant la réalité virtuelle à grande échelle, l’invention de jeux vidéo multijoueurs online a excité nombre d’auteurs, qui voyaient dans ses technologies un creuset pour leurs interrogations métaphysiques. Et si un film comme eXistenZ a séduit l’Occident, c’est au Japon que le jeu vidéo comme réalité virtuelle a sans doute été le mieux abordé.
Le projet multimédia .hack en est peut-être le pionnier : cette série de jeux vidéo, mangas, romans et animes racontent un monde marqué par la coupure d’Internet pendant 77 minutes et le crash de tous les ordinateurs reliés. L’univers de la saga postule la création du jeu massivement multijoueur The World, qui sert de nœud central au récit : une partie des événements se déroulent dans le monde réel, une autre partie par le truchement des avatars des personnages principaux dans le jeu. Véritable mise en abîme du jeu vidéo, cette saga anticipait sur une autre franchise, désormais culte : Sword Art Online. Ce light novel devenu manga puis anime, imagine les aventures d’un héros, Kirito, qui se retrouve piégé dans le jeu de rôle en réalité virtuelle Sword Art Online. Le personnage doit à tout prix finir celui-ci s’il ne veut pas mourir dans le monde réel, les développeurs ayant piégé les casques de réalité virtuelle des 10.000 premiers joueurs. Cette trame, imaginant les effets pervers du métavers vidéoludique, prend une résonance particulière à mesure que se développe le caractère immersif de certains jeux vidéo.
Du côté des comics, l’une des inspirations des sœurs Wachowski pour Matrix se nomme Les Invisibles. Il s’agit d’une série de Grant Morrison, qui injecte dans l’œuvre de nombreuses thèses philosophiques et expérimente, dans certains épisodes, le concept de réalité virtuelle. Le thème du métavers semble être encore peu abordé dans les comics de superhéros classiques, qui lui préfèrent depuis longtemps le ressort narratif du multivers (dans lequel on fait cohabiter plusieurs réalités).
Le métavers, une présence dans la fiction actuelle
Que deviendront l’argent, la santé, l’amour, le travail, l’amitié, une fois que l’humanité préférera le métavers au monde réel ? Les grandes questions métaphysiques ne manquent pas au moment où le monde virtuel s’apprête, potentiellement, à changer nos vies quotidiennes. Et si pour l’heure, la technologie semble encore bien chimérique, elle a l’avantage de susciter de nouvelles œuvres de l’esprit et de stimuler l’imaginaire de quelques écrivains de renom…
L’année de la grande pandémie mondiale devait accoucher d’un Goncourt hors-norme. Ce fut bien le cas avec la récompense de L’Anomalie, signé Hervé Le Tellier, un livre aux frontières de l’anticipation, de la « littérature potentielle » (ou « oulipienne ») et du pastiche. Pour ce qui est du métavers, c’est surtout dans ses conclusions que le Prix Goncourt 2020 s’y intéressait. Alors, pour éviter les spoilers, considérez que la lecture de ce livre donne envie de parcourir les travaux de Nick Bostrom, évoqué plus haut.
Adapté au cinéma par Steven Spielberg, le roman Ready Player One mérite de figurer également parmi les meilleures évocations littéraires du métavers. Publié en 2011, ce roman invente un monde virtuel nourri de pop culture, anticipant largement sur ce que les projets actuels tentent de construire sur leurs serveurs. Malheureusement pour la prospective, le monde du livre signé par Ernest Cline s’avère particulièrement désastreux, l’univers virtuel étant le seul endroit où peut vivre à peu près librement une humanité plongée dans le chaos…
Comme Ready Player One, de nombreuses œuvres de science-fiction mêlent la thématique du métavers à des atmosphères dystopiques. Avec La Sphère, Alexiane de Lys imagine un futur dans lequel les hommes ont disparu de la terre, laissant les femmes gérer le monde. Seul un monde virtuel permet de retrouver leur compagnie, pour celles qui le souhaitent. À travers l’ouvrage, l’autrice nous présente une jolie variation féministe autour du thème de la réalité par comparaison au virtuel.
Quid enfin de nos rapports aux réseaux sociaux quand le monde virtuel aura définitivement pris le pas sur le réel ? C’est la question que pose le très récent Les Liens artificiels, de Nathan Devers. Il y postule l’existence d’Heaven, un métavers sophistiqué dans lequel s’épanouit un jeune homme dépressif, qui nous embarque dans un conte philosophique de notre temps, à lire pour anticiper les effets émotionnels possibles des nouvelles technologies.