A l’occasion du parcours Fnac dédié à la viole de gambe durant tout le mois de mars, revenons sur cette famille d’instruments qui a fait les grandes heures de la musique classique jusqu’au XVIIIe siècle, mais aussi sur ceux et celles qui aujourd’hui la célèbrent, en faisant connaître un répertoire méconnu mais riche au grand public.
La viole de gambe, c’est quoi ?
Les violes de gambe – littéralement, des violes suffisamment grandes pour devoir être jouées sur les jambes (gambe en ancien français) – sont une famille d’instruments à cordes frottées, donc jouées avec un archet. Très populaires à la Renaissance et en musique baroque, elles furent supplantées au milieu du XVIIIe siècle par leurs cousins : la famille des violons. Cependant, avec le revival des baroqueux au XXe siècle et l’intérêt de plusieurs compositeurs contemporains pour les instruments du passé, la viole de gambe s’est maintenue au répertoire, même si surtout dans les festivals baroques.
Les violes de gambe contiennent 6 cordes (une 7e fut rajoutée par Monsieur de Sainte-Colombe vers la fin du XVIIe siècle) et se divisent entre 6 et 8 catégories. Soit du plus aigu et petit au plus grave et grand :
- Les dessus de viole, souvent en charge de la mélodie comme les violons
- Les violes de gambe alto (rare) et ténor équivalents aux altos
- Les basses de viole, équivalents aux violoncelles
- Les grandes basses et les violones équivalents aux contrebasses
On peut y rajouter les par-dessus de viole, spécialité française tardive dédiée aux femmes. Son accordage est proche du violon moderne, et n’a que 5 cordes. Ainsi que le baryton à cordes, proche du violoncelle, et dont le rattachement aux violes est à débattre.
La viole de gambe : ses origines et son histoire
Dérivée du rebab mauresque, de la vihuela espagnole – cousin du luth et de la guitare dont elle lui emprunte les frettes – et de la vièle plus généralement européenne, la viole de gambe apparaît aux alentours du XVe siècle. Si le pontificat du pape Alexandre VI (la fameuse dynastie des Borgia) est marqué par une décadence de la vie religieuse et des mœurs, c’est à lui qu’on doit la popularisation de la viole de gambe. Dès 1493, il importe des violistes à Rome et en fait une famille-clé dans l’exécution de la musique d’église, lui donnant de facto une légitimité. Si l’Italie les remplace par les violons dès le XVIe siècle, sa popularisation est assurée en Europe, notamment en France et en Angleterre (le répertoire allemand, bien que poussé par des compositeurs comme Telemann, Buxtehude et Bach, est minoritaire comparé à leurs voisins).
C’est en Angleterre que les grands compositeurs vont créer les chefs-d’œuvre du genre avec des ensembles à cordes appelés « consorts », généralement de violes. Les « brocken consorts », qui mélangent plusieurs familles d’instruments, font également large place aux violes. La période Elisabéthaine est l’âge d’or de cette pratique, car les ambitions musicales de cette famille d’instruments rencontraient la mode de la noblesse d’alors. Les œuvres d’Orlando Gibbons, William Byrd, William Lawes… témoignent de la richesse de ce répertoire.
En France, les violons sont préférés à la cour royale, en témoigne les Vingt-Quatre Violons du Roy. Mais les gambistes n’en sont pas moins présents depuis au moins 1529, date à laquelle quatre « jouheurs de vyole » jouent devant François Ier – qui créera par la suite une division de « musique de chambre ». Si leur pratique est attestée dès cette date, leurs champions en la personne de plusieurs grands compositeurs, tels Sainte-Colombe et son élève Marin Marais, n’adviendra qu’à la seconde moitié du XVIIe siècle. Antoine Forqueray en fin de parcours poussera la technique de ces instruments à leur plus haut point. Auparavant, les violes étaient l’instrument de choix pour interpréter des transcriptions instrumentales des chansons françaises polyphoniques du XVIe siècle.
La viole de gambe supplantée par le violon
Le violon finit par être plus populaire que la viole, surtout grâce à leur technique d’exécution plus riche et leur tessiture plus larges. La basse de viole tint le plus longtemps ; le son et son utilité harmonique se fondant encore harmonieusement dans un ensemble de violons, elle fut utilisée jusqu’à la période classique. Avec l’avènement des orchestres classiques d’opéras et de concert ainsi que du quatuor à cordes, les violes subirent une éclipse jusqu’à leur redécouverte contemporaine.
Les grands albums de viole de gambe
Voici un florilège d’albums où les meilleurs gambistes du monde entier ont rendu hommage à leurs instruments et leur répertoire séminal. Vous pouvez tous les retrouver dans le parcours Viole de Gambe à la Fnac.
Jordi Savall : le maestro
En premier lieu les albums de Jordi Savall. Véritable ethnomusicologue, il a, avec son ensemble Hesperion XXI, dédié sa vie à revivre la musique ancienne, de la Renaissance jusqu’au premier romantisme. Son répertoire rare aux joyaux cachés se situe parfois en dehors même de la tradition occidentale, comme pour Orient Occident (2 volumes). Parmi ses affinités les plus notables, on citera son dévouement pour la musique espagnole, celle de son pays et de son ancienne épouse, la regrettée Montserrat Figueras. C’est notamment visible dans son album Le siècle d’or espagnol.
Dans Les Apothéoses, les hommages à Corelli et Lully par François Couperin prennent toute leur dimension. Dans Passion, Savall bouleverse par son interprétation sublime de La Passion de Tomas Luis de Victoria, chef-d’œuvre depuis reconnu du baroque. Ses autres albums inoubliables comprennent le célèbre Messie de Handel, le spectaculaire oratorio Juditha Triomphans de Vivaldi, la poignante tragédie lyrique qu’est Alcione de Marin Marais.
Son album le plus étonnant est sans doute Révolutions où Savall tente l’expérience classique et romantique par une interprétation unique des 5 premières symphonies de Beethoven avec Le Concert des Nations. Le résultat, risqué, est pourtant digne d’éloges, dans la lignée du Testament symphonique dédié aux 3 dernières symphonies de Mozart. Mais son album le plus célèbre est bien évidemment son exécution de la BO de Tous les matins du monde, chef-d’œuvre du cinéma français consacré à la relation maître-élève Marin Marais-Monsieur de Sainte-Colombe. Riche en tubes baroques (dont la célèbre Marche pour la Cérémonie des Turcs de Lully), il a beaucoup fait pour sa réputation.
Pour la gloire de Marin Marais
Toujours à propos de Marin Marais, François Joubert-Caillet a enregistré en plusieurs albums une intégrale des livres de violes du grand compositeur. Les Troisième et Quatrième Livres comptent parmi les pics de son catalogue. On peut y ajouter le Premier Livre, dont on écoutera avec délices l’interprétation de Christophe Rousset, Marion Martineau et Atsushi Sakai dans le CD éponyme. Sans oublier La Rêveuse et autres pièces de viole, l’un des plus brillants témoignages de la musique de Marais opéré par Sophie Watillon.
Envie d’avoir une idée du répertoire dédié au Roy ? On ne peut que conseiller deux albums distincts mais d’égale qualité. Si on ignore le destinataire des Pièces de Violes de François Couperin, destinées à être jouées à la Cour, Mathilde Vialle en livre une version haute en couleurs, colorée et virtuose. D’un autre côté, Thibaut Roussel fait revivre la fin du règne de Louis XIV avec Le coucher du Roi où il ressuscite ces soirées où le roi demandait à ses plus proches musiciens de l’accompagner dans son sommeil. Le résultat est splendide. Le duo Vialle-Roussel s’est par ailleurs retrouvé plusieurs fois au disque ; l’une de leurs collaborations fut sur les œuvres A deux violes esgales de Marin Marais, un triomphe de plus pour le duo.
La fête des gambistes
Si tout cela est très français, n’omettons pas Solo, fantastique album de Lucile Boulanger qui a la vertu de proposer une représentation du moins connu répertoire germanique, avec le brio de jeu auquel elle nous a habitués.
Enfin, dans un élan plus subjectif, il est à noter plusieurs propositions : André Lislevand annonce la couleur dès le titre de son album Forqueray Unchained, dédié à la virtuosité délirante exigée par l’écriture frénétique de Forqueray. A l’inverse, Kaori Uemura chante la débordante mélancolie des plus intenses pièces de violes dans Yuu : Gentleness and Melancholy ; elle y associe la mélancolie occidentale au Yuu japonais. Enfin, avec Vous avez dit brunettes ? Les Kapsber Girls s’entourent de violes de gambe pour chanter toute la gaie variété des chansons du XVIIe siècle en vogue à la Cour.