Travaillé et retravaillé par Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu nous a livré sa version finale après plus de 10 années de retouches. Toujours et depuis longtemps discuté, on se rappelle les larmes de Cézanne en évoquant l’œuvre de Balzac, et les peintures de Picasso qui créa Guernica dans la même maison où commence le conte, rue des Grands-Augustins. Retour sur ce chef-d’œuvre qui continue de faire parler de lui.
Le Chef-d’œuvre inconnu : vers une peinture immatérielle
Il y a quelque chose de l’ordre du fascinant à la lecture du Chef-d’oeuvre inconnu de Balzac. Tout au long des pages, nous essayons de voir une peinture qui n’existe qu’en mots. Jamais nous n’aurons accès à une image matérielle. Celle-ci ne reste, jusqu’à la fin, qu’une image textuelle.
Mais ce qui l’est aussi tout autant, c’est cette impression de voir dans le peintre, l’autoportrait du romancier qui, sans cesse, retravaille et superpose les vernis sur ses œuvres. Par ailleurs, tous les deux cherchent non pas à suivre une certaine continuité mais à créer quelque chose de nouveau, et finalement… d’inconnu.
De plus Balzac, comme le personnage fictif de Frenhofer, sert cette anecdote d’Apelle et de Campaspe. Appelle, en faisant le portrait de la favorite d’Alexandre le Grand, finit par s’éprendre d’elle. Le conquérant décide alors d’offrir le modèle au premier peintre de la Grèce, préférant quant à lui le chef-d’œuvre, impérissable. C’est une réflexion qui sera fortement confrontée à la fin du livre, lorsque Frenhofer et Nicolas Poussin se retrouvent dans l’atelier, en compagnie de Gillette et de Catherine Lescault.
« Les fruits de l’amour passent vite, ceux de l’art sont immortels. »
Peindre pour faire vivre le réel
L’histoire prend place à Paris, dans une maison de la rue des Grands-Augustins.
Après moult hésitations à pénétrer la demeure, Nicolas Poussin se décide à pousser la porte, celle menant chez François Porbus (Frans II Porbus), ancien peintre d’Henri IV dont il avait peint le portrait, qui servit par la suite « de type à tous ceux que l’on a faits »*.
*(Biographie de Michaud, tome XXXV)
« Le jeune homme éprouvait cette sensation profonde qui a dû faire vibrer le cœur des grands artistes, quand, au fort de la jeunesse et de leur amour pour l’art, ils ont abordé un homme de génie ou quelque chef-d’œuvre. »
Mais bien que plein d’envie et porté par les plus nobles sentiments, Poussin n’aurait jamais frappé à la porte de Porbus sans la venue de ce fameux vieillard, sans cadre, digne d’une toile de Rembrandt.
L’intrigue commence véritablement dans l’atelier de Porbus, devant la « Marie égyptienne », peinture qui ouvre le dialogue sur l’art de peindre. Si Poussin trouve la toile presque parfaite, pour le vieillard, elle est encore loin de l’être. La vie manque à ce tableau, empêchant la circulation de l’air et la respiration.
« Au premier aspect elle semble admirable, mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps (…) »
Dans le sens dudit créateur, Balzac développe la pensée que l’artiste est plus poète que peintre. Il ne suffit pas de dessiner le réel mais de le faire vivre. Comme il ne suffit pas au poète d’être doué en syntaxe, il ne suffit pas au peintre de regarder une femme nue pour copier la nature. Sous la plume balzacienne, Frenhofer est strict là-dessus : la mission de l’art n’est pas de copier mais d’exprimer celle-ci. Si le tableau reprend parfaitement la composition des éléments, il ne reste qu’une toile sans fond qui ne donne pas vie à cette Marie. Porbus, à trop s’être montré indécis entre le système des maîtres allemands pour le dessin et le système des maîtres italiens pour la couleur, fait preuve d’une très grande ambition qui rend sa figure « ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. »
« Vous faites à vos femmes de belles robes de chair, de belles draperies de cheveux, mais où est le sang qui engendre le calme ou la passion, et qui cause des effets particuliers ? »
D’un bout à l’autre de la toile, Porbus et Poussin se laissent happer par les gestes dynamiques du passionné vieillard qui décide de donner vie à ses propos. Ici, le voilà à faire circuler l’air autour de la tête de la Sainte, là à apposer un luisant satiné sur la poitrine, ailleurs à mélanger les tons brun rouge et d’ocre calciné pour laisser le sang courir dans l’ancienne grise froideur de la peau. On eût dit un homme possédé par quelques démons : « l’éclat surnaturel de ses yeux, ses convulsions qui semblaient l’effet d’une résistance donnaient à cette idée un semblant de vérité (…) » Mais n’est-ce pas ce à quoi ressemble un artiste quand, plein de sa passion, il s’acharne à l’exprimer ?
La place de la muse
Alors qu’ils sont tous les trois au logis de Frenhofer, près du pont Saint-Michel, Nicolas Poussin tombe en admiration devant l’Adam de Mabuse. Mais si tout semble offrir à la vue ce qu’il faut de réalisme (ce qui subjugue d’ailleurs au premier coup d’œil !), là encore, Frenhofer reste sans enthousiasme : si l’homme semble bien vivant, l’air et le ciel ne sont pas présents. Sans oublier que le personnage représenté n’est pas n’importe qui, mais un être divin, tout droit sorti des mains de Dieu.
L’œuvre parfaite, il nous le fait bien comprendre, n’est pas encore créée mais en cours de l’être, dans son atelier. Tel un sculpteur, il casse les lignes et modèle sa création. Sous ces mots, l’artiste paraît alors voir telle quelle sa création (de la même sorte que Porbus et Poussin lorsqu’il verront Catherine) : « […] j’ai répandu sur les contours un nuage de demi-teintes blondes et chaudes qui font que l’on ne saurait précisément poser le doigt sur la place où les contours se rencontrent avec les fonds.»
Un prince de l’art ! Voilà comment le voyait Poussin en l’écoutant s’exprimer. Frenhofer était peut-être même une transfiguration de l’art lui-même avec « ses secrets, ses fougues et ses rêveries. »
La curiosité devenait de plus en plus grande de visiter l’atelier de cet être qui ne vivait quepour créer, torturé qu’il était par ses pensées ravageuses qui le poussaient toujours plus loin dans ses limites.
En retrouvant Gillette après cette journée, Nicolas Poussin ne touchait plus le sol. Enfin, les portes s’ouvraient à lui. Enfin, il pourrait être un grand homme. Mais face au manque de ressources évident en matériel (couleurs, toiles, crayons, outils), comment réussir à être qui il était destiné à être ?
« Au sein de cette misère, il possédait et ressentait d’incroyables richesses de cœur, et la surabondance d’un génie dévorant. »
Alors, il se rappelle avec tendresse sa rencontre avec Gillette lorsqu’il est arrivé à Paris. Gillette toujours là à écouter ses misères, offrir de son amour et faire briller le ciel. Et si Gillette était capable de faire sortir le génie de Frenhofer pour l’exposer sur une toile ?
Trois mois plus tard, Porbus revient visiter maître Frenhofer. Toujours en proie à ses pensées tortueuses, il dit penser voyager pour chercher le modèle de son œuvre. Belle aubaine pour Porbus qui en profite pour lui proposer Gillette, « une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune. » Mais ce marché ne fonctionne qu’à une seule condition : que le vieillard dévoile devant eux sa Toile. À ces mots, la réaction de Frenhofer est sans précédent : « La faire voir ! mais quel est le mari, l’amant assez vil pour conduire sa femme au déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n’y mets pas toute ton âme, tu ne vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n’en peut sortir que vêtue.» Porbus est subjugué tant qu’interdit face aux propos passionnés du vieillard, figure de père que 10 années d’enfantement de son oeuvre viennent de créer. Mais aussi figure de l’amant qui ne veut dévoiler sa femme aux yeux que quiconque pourrait la souiller. Seulement, Gillette est là, avec Nicolas, et face à la jeune femme et sa beauté innocente, Frenhofer défaille : d’accord, il accepte le marché, il montrera son amante.
Rencontre avec Catherine Lescault
Plein de curiosités, Porbus et Poussin accourent dans l’atelier, cherchant des yeux LA Catherine de Frenhofer. Cependant, ils ne voient sur la toile « que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres ». À bien y regarder, un pied nu et bien vivant sort de ce chaos. Ce pied seul suffit d’ailleurs à montrer tout le talent dont est nourri Frenhofer, mais sous les couches et les couches de travail superposées, le corps de la femme est noyé. Lorsque le vieillard se rend compte que ses deux amis ne voient pas ce que lui seul semble voir, il s’emporte et devient fou. Comment avoir pu travailler pendant dix ans sur une œuvre où il n’y a rien ? Impossible. Un fossé vient de se creuser entre les trois peintres, de ceux que rien ne pourra combler.
« Adieu, mes petits amis. » seront ses derniers mots, paroles glaçantes annonçant sans détour le dernier acte : la mort de Frenhofer qui brûlera dans la nuit, avec ses toiles.
Ainsi, l’amant retrouve sa Catherine, oeuvre immatérielle dont la rencontre entre elle et son créateur n’était possible qu’avec le châssis de la mort.
Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac montre avec justesse que tout savoir peut mener à la folie. Si l’œuvre de Frenhofer reprend les deux parties essentielles de l’art, c’est-à-dire la couleur et le sentiment, elle ne couvre pas la dernière : celle du dessin.
Jusqu’où peut aller l’art pour satisfaire le génie ?
*Copyright fond visuel : Photo de Steve Johnson sur Unsplash
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