Depuis l’existence même de la musique, le désir de jouer entre potes, amis, collègues a toujours été présent. En petit comité, loin des plus coûteuses grandes formations, la musique de chambre est un répertoire de choix pour les amateurs et les professionnels. Quatuors, quintettes, avec ou sans piano, petits orchestres, découvrez la musique de chambre !
Le Moyen-Âge, berceau de la musique classique occidentale, était imprégné de religion au point de considérer la musique comme un art devant chanter la gloire de Dieu. Mais la musique profane et populaire s’est maintenue avec des chants d’amour, de beuverie ou toute autre activité terrestre. Au-delà des multiples échanges et passerelles entre ces deux musiques, elles se réunissaient sous la bannière du chant. En conséquence, la musique purement instrumentale, considérée comme moins noble que la musique vocale, était minoritaire. La musique populaire dansante issue de la tradition orale et les estampies, ces danses vives composées à partir du XIIe siècle, sont les précurseures de la musique de chambre. Et encore, elles étaient destinées à être jouées en plein air, loin de l’intime de chez soi et des salles de concert. C’est à partir de la Renaissance et son relatif déclin de l’influence de l’Eglise que la musique instrumentale se développe.
Les Consorts anglois
C’est toutefois aux britanniques que nous devons les premiers ensembles de chambre avec les concerts de Consorts, essentiellement constitués de cordes. Les consorts pouvaient être « closed » (ensemble d’instruments de la même famille, ex. un consort de violes) ou « broken » (ensemble d’instruments de différentes familles, ex. un consorts de violes et luths).
Ces ensembles émergèrent dans l’Angleterre Elisabéthaine au XVIe siècle, et ont rapidement la faveur des cours qui les laissent souvent jouer dans les « grandes chambres » de leurs palais, d’où l’expression du terme. La première occurrence officielle du terme date de 1576, mais à ce moment, les compositeurs anglais de la Renaissance en ont fait leur miel. Ainsi, dès le début du règne d’Henry VIII, ce dernier engage des italiens et les organise en plusieurs consorts. Dès 1540, les « recorders », un groupe de cinq (plus tard six) instrumentistes sans doute vénitiens au service du Roi, sont déjà actifs. Même un claviériste convaincu comme John Bull ne résiste pas à l’envie de composer des fantasias pour consorts. Comme souvent lors des premières périodes d’un genre, ce dernier ne fixe pas des limites claires. Ainsi, les consorts ont en liberté ce qu’ils n’ont pas en codes et rigueurs. Fantaisies, ayres, danses, variations, transcriptions portent les consorts à un premier point d’ébullition créative. L’un des grands chantres des consorts est John Dowland qui compose de fameuses œuvres pour consorts de luths. Tandis qu’au XVIIe siècle, William Lawes se fait le maître des brocken consorts mêlant violes et harpes. L’immense William Byrd, considéré déjà en son temps comme un des plus grands, va également être pour beaucoup dans la popularisation de la consort music, notamment par ses savantes polyphonies. On dénombre à peu près une cinquantaine de compositeurs de l’époque à avoir imprimé leur marque sur le style consort.
Les sonates en trio
Au cours du XVIIe siècle, la famille des violes laisse la place à celle des violons. C’est le temps de la « sonate en trio » popularisée par les italiens où 3 instruments (violon, basse continue, et un autre au choix) dialoguent dans une imitation de la musique vocale. Claudio Monteverdi, « père de l’opéra » compose les premiers opus de ce genre dès 1602. Son exemple est rapidement suivi et les combinaisons et effectifs se multiplient. Johannes Pachelbel connaîtra ainsi une inattendue célébrité posthume avec son Canon en ré majeur pour 3 violons et basse continue, dont la progression harmonique sera maintes fois reprise en rap, rock, métal, pop… Les sonates en trio originelles, par leur effectif minimal, sont cependant très prisées du public amateur et semi-pro, et trouvent leur apogée avec Arcangelo Corelli qui en fixe définitivement la forme dans le marbre, avec une alternance systématique de mouvements lents et rapides dès son opus 1. Les sonates en trio demandent généralement 2 violons (ou 1 violon et 1 violoncelle) et basse continue, mais une exception de taille est à mentionner : les 6 Sonates en trio pour orgue de Jean-Sébastien Bach où le Maître concentre le matériel musical de 3 instruments en un seul orgue dans un monumental vertige de contrepoint et de difficultés techniques extrêmes, faisant de ce cycle le vrai chef-d’œuvre du genre. Si le genre continue, notamment en Italie (Antonio Vivaldi rayonne dans les sonates pour violon et basse continue), une révolution venue d’Allemagne va bientôt secouer tout cela…
La révolution Haydnienne
Si Joseph Haydn n’est pas aussi populaire qu’aujourd’hui, c’est sans doute parce que l’aura de Mozart, son contemporain (et ancien élève) l’a éclipsé, au même titre que bien de compositeurs de la même époque ; c’est d’ailleurs le thème du film Amadeus. Mais si Mozart composa de la fort agréable musique de chambre – il n’est qu’à citer la célébrissime Petite Musique de Nuit ou son souvent audacieux Quatuor « Les Dissonances » – son génie était dans sa synthèse parfaite des genres de son époque, mais il n’innova aucunement (sauf à ajouter la toute nouvelle clarinette dans sa musique de chambre, notamment dans le Trio Kegelstatt). A l’inverse, Haydn peut se targuer d’avoir popularisé la symphonie et cette forme particulière de musique de chambre qu’est le quatuor à cordes (2 violons, 1 alto, 1 violoncelle), à tel point qu’il est surnommé « le père de la symphonie » et « le père du quatuor à cordes ».
Si ce genre était appelé à subir moult innovations, ce sont bien les chefs-d’oeuvre originels de Haydn, à partir de l’opus 9, qui feront du quatuor à cordes le genre-roi de la musique de chambre jusqu’au milieu du XXe siècle. Encore cette forme est-elle toujours pratiquée par les compositeurs contemporains aujourd’hui. Haydn récidive plusieurs fois et composera en tout 68 quatuors à cordes, d’où se détachent ceux de l’opus 20, pièces orageuses de la période « Sturm und Drang » (mouvement esthétique bref mais ayant donné lieu à des pièces pré-romantiques intenses) et ceux de l’opus 76, sommet de raffinement et d’inventivité viennoises.
Les génies romantiques
Alors que la France développe surtout la musique vocale et l’opéra au XIXe siècle, les pays germaniques croient au début de ce siècle à l’avenir du quatuor et s’appuient sur les modèles Haydniens. De plus, les innovations futures (effondrement de l’aristocratie, technique plus virtuose, popularisation des concerts de souscription…) invitent à une nouvelle conception de la musique de chambre en général. Ludwig van Beethoven compte parmi son catalogue plusieurs chefs-d’oeuvre dans ce domaine. après le premier cycle des 6 quatuors op. 18 pousse dans les opus suivants le genre à des hauteurs vertigineuses : des innovations en germe des quatuors Razumovsky au brio total des derniers quatuors (dont se détache la monumentale Grande Fugue).
De l’autre côté, Franz Schubert atteint dans les derniers quatuors via une écriture d’une audace étourdissante, des hauteurs émotionnelles étourdissantes, notamment dans la danse macabre qu’est le Quatuor « La jeune fille et la mort ». Le talent tragique de Schubert a pu aussi s’exprimer dans le Trio avec piano n° 2, dont l’Andante central, popularisé par le Barry Lyndon de Stanley Kubrick, est devenu célèbre, tout comme le bien plus décontracté Quintette « La Truite », maintes fois parodié dans la chanson populaire.
Si Félix Mendelssohn n’a pas le génie de ses prédécesseurs, il pousse encore plus loin la virtuosité des instruments par ses compositions au tempo souvent ultra rapide. Cela se voit certes dans ses symphonies mais aussi dans sa musique de chambre, notamment dans les tempi et les traits fulgurants de l’Octuor op. 20. On lui doit aussi de populariser le « scherzo aérien », soit un mouvement rythmique rapide, mais moins dans la puissance beethovénienne que dans la légèreté parfois quasi féérique. On en trouve un bon exemple dans le Trio pour piano n° 1.
La possibilité pour les compositeurs d’écrire en étant moins dépendant des hautes classes et le maintien de la pratique amatrice/semi-pro conduisit à un déferlement de quatuors (George Onslow composa 36 quatuors et 35 quintettes). Mais leur intérêt demeure souvent assez anecdotique, jusqu’à du moins sa révitalisation avec Johannes Brahms. Pas plus innovateur que Mozart, Brahms parvient toutefois à insuffler force et brillante science harmonique dans ses œuvres chambristes. Sa maîtrise du contrepoint lui permet de tisser une trame musicale complexe, touffue, mais d’une maestria permanente, faite de savantes variations. Parmi ses 24 œuvres de chambre, le Sextuor n° 2 op. 36 et le Quintette avec clarinette op. 115 comptent parmi ses plus formidables travaux.
Le printemps des peuples
Parallèlement à Brahms, la musique de chambre subit l’influence du « printemps des peuples » au milieu du XIXe siècle. Les compositeurs « nationalistes » n’hésitent pas à incorporer des chants de leurs pays ou du matériel original dans le style populaire dans leur musique de chambre « sérieuse ». Antonin Dvorak en est le plus digne représentant en Europe de l’Est, insérant des traits tchèques dans ses quatuors, mais s’inspirant aussi de la musique des natifs américains dans son Quatuor op. 96 « Américain ». Un exemple parlant est la dumka, danse modérée tchèque, qui fait office de mouvement lent dans le Quintette op. 81.
L’émergence de la musique classique russe à la même époque touche aussi la musique de chambre. Piotr Illitch Tchaïkovski avait déjà incorporé dans ses 4 premières symphonies des chants populaires russes, et ne s’abstient pas davantage en chambre. Son charmant sextuor Souvenir de Florence inclut ainsi un rythme galopant de danse russe. Alexandre Borodine (notamment dans le Quatuor n° 2) et ses confrères en font de même. La Scandinavie, l’Italie, les pays de l’Est, le Royaume-Uni, les États-Unis, la France, à des degrés divers, rejoindront – à des degrés divers – cette tendance à l’insertion de la musique populaire dans la musique savante.
Musique de chambre sans limites
Le XXe siècle est le siècle de toutes les nouveautés. Mondialisée, et avec un focus plus fort que jamais sur l’auteur, la musique classique s’enrichit d’un modernisme puis d’un post-modernisme qui fait la part belle à la pluralité, à la fragmentation, à la complexité, à l’explosion des limites et des frontières en matière d’écriture de son. A côté d’oeuvres inscrites dans la tradition classico-romantique mais agrémentées d’une touche très personnelle comme les quatuors de Dmitri Chostakovitch, Béla Bartok compose 6 quatuors aux aspérités tranchantes, aux rythmes compliqués, pour y transcrire les accents des Balkans. Igor Stravinski dissout les structures classiques et impulse des formes plus libres. Charles Ives et Darius Milhaud complexifient autant que possible la musique de chambre en mixant polytonalité et polyrythmie, notamment dans les très extrêmes Quatuor n° 1 du premier et les quatuors plus tardifs du second.
La Seconde École de Vienne et sa philosophie serielle achèvent d’atomiser définitivement la musique de chambre, que ce soit dans les expérimentations d’Arnold Schönberg (le Quatuor n° 2 commence tonalement mais se finit dans l’atonal dodécaphonique), le lyrisme finalement auto-destructeur d’Alban Berg (la Suite lyrique) ou le minimalisme fragmenté d’Anton Webern (dans toute son œuvre en général).
Passée cette vague de déconstruction, la musique de chambre renaît sur des bases essentiellement plus néo-classiques, mais qui ne sont en aucun cas un retour en arrière. L’obsession quasi hypnotique des boucles répétitives est pour beaucoup dans l’appréciation des musiciens minimalistes. Les œuvres de Philip Glass sont éloquentes à cet égard, notamment le splendide Quatuor n° 2 « Company », ou Eight Lines de Steve Reich. Aujourd’hui, il n’y a plus de limites, et ce n’est pas Karlheinz Stockhausen qui va nous contredire avec son étonnant Helicopter-Streichquartett écrit pour quatuor à cordes… et quatre hélicoptères !