Entretien

Tiffany McDaniel, Betty : « Les mythes sont un puissant outil pour se faire comprendre »

09 septembre 2020
Par Anastasia
Tiffany McDaniel, Betty : « Les mythes sont un puissant outil pour se faire comprendre »

Prix du Roman Fnac 2020, Betty de Tiffany McDaniel nous plonge au cœur de la culture amérindienne et de ses mythes. Entre poésie et lyrisme, le lecteur voyage dans la vie de Betty, cette « Petite Indienne » qui grandit dans l’amour de ses origines et contre une société raciste et patriarcale. Interview de l’auteure.

Prix du Roman Fnac 2020, Betty de Tiffany McDaniel nous plonge au cœur de la culture amérindienne et de ses mythes. Entre poésie et lyrisme, le lecteur voyage dans la vie de Betty, cette « Petite Indienne » qui grandit dans l’amour de ses origines et contre une société raciste et patriarcale. Interview de l’auteure.  

Tiffany McDaniel1. Depuis combien de temps écrivez-vous ?

Tiffany McDaniel : « Écrire est la première chose que je me souviens avoir faite spontanément quand j’étais enfant. J’avais le désir instinctif de prendre un stylo et de raconter une histoire. J’ai commencé à écrire dès que j’ai suffisamment maîtrisé l’alphabet pour pouvoir former des mots.

Récemment, en fouillant dans des boîtes de souvenirs de mon enfance, j’ai trouvé un papier sur lequel j’avais écrit ce que je voulais faire quand je serai grande. Je voulais « écrire de bons livres, que les gens auraient envie de lire ». J’espère qu’à la fin de ma vie et de ma carrière, je pourrais me retourner et me dire que j’ai accompli ce projet. »

2. Est-ce votre mère, Betty, qui vous a transmis le goût de la littérature ?

« Ma mère est une formidable poétesse. C’est elle qui a écrit A Broken Home, qui sert d’introduction à Betty. Ce court poème montre toute la puissance de sa poésie. Maman nous a lu des histoires, à mes sœurs et à moi, dès le berceau. Elle s’est arrangée pour que nous comprenions très tôt que la lecture pouvait nous ouvrir des portes. Cet attachement traditionnel pour le storytellingnous vient de mon grand-père maternel, Landon.

« Je suis fière d’appartenir à une famille de raconteurs d’histoires et d’être la fille d’une conteuse née. »

Je suis fière d’appartenir à une famille de raconteurs d’histoires et d’être la fille d’une conteuse née. Je suis consciente de la chance que j’ai d’avoir été élevée par une mère qui nous a toujours entourées de livres et nous a encouragées à découvrir toutes les bénédictions qu’apporte la lecture. »

3. Quand avez-vous commencé à écrire Betty ? Avez-vous fait beaucoup de recherches pour ce livre ?

« Le roman m’accompagne depuis près de vingt ans. J’ai commencé à l’écrire en 2002, à l’âge de dix-sept ans. Ma mère venait de me révéler un secret de famille, ce qui m’a amenée à ouvrir d’autres portes, vers des secrets qu’elle gardait en elle depuis des décennies. J’ai su alors que je devais écrire ce livre.

Nous avons eu d’autres discussions, au cours desquelles elle m’a révélé des choses sur sa vie. Cela m’a amenée à poser des questions à ma grand-mère, Alka, et à d’autres membres de ma famille. Mon grand-père Landon est mort en 1972, avant ma naissance : le personnage que j’en ai fait dans mon roman a été façonné par ce que ma famille m’a dit de lui.

J’ai travaillé avec un généalogiste qui a fait des découvertes fascinantes sur l’héritage amérindien de ma famille. Il a exhumé des documents surprenants, des articles amusants, toutes sortes d’artefacts provenant de mes ancêtres. Je me suis plongée dans l’étude de la société cherokee. C’est ainsi que j’ai appris qu’elle était matrilinéaire et matriarcale, que les femmes y tenaient des rôles de leaders, de têtes pensantes. C’est une chose à laquelle Landon [le père de Betty dans le roman] rend hommage dans le livre à travers sa relation avec ses filles. »

4. Vous avez mis beaucoup de temps à écrire Betty

thumbnail_CoverBETTY copie

« Une fois que j’ai compilé toutes les informations sur ma famille, j’ai ressenti le désir impérieux de me mettre à écrire. Pour ce roman en particulier, j’ai écrit nuit et jour, lui consacrant presque tout mon temps afin d’être sûre que l’histoire dans laquelle je m’étais immergée se prolongeait sur la page. J’ai terminé ma première version en 2003, puis je me suis mise en quête d’un agent. À cette époque, les démarches se faisaient par courrier. Je les ai contactés un par un. Il n’était pas rare qu’ils prennent six mois pour me répondre. Un écrivain doit s’armer de patience. Tout en menant cette quête, j’ai continué à écrire.

« Quand j’ai commencé à écrire Betty, il y a vingt ans, j’étais loin d’imaginer qu’il me faudrait attendre si longtemps avant de tenir le roman dans mes mains… »

5. Pourquoi les agents ont-ils été si réticents ?

« Parce que le roman est écrit du point de vue d’une fille qui raconte son passage de l’enfance à l’âge adulte. Les agents m’ont souvent dit qu’ils aimaient beaucoup ma plume mais que la perspective était trop féminine, l’histoire trop sombre, trop dangereuse à publier. D’après eux, le livre ne s’adressait pas à un public assez large pour intéresser des éditeurs. Plus j’entendais ces critiques, « trop féminin », « trop dangereux », plus j’étais déterminée à le publier.

Betty explore notamment les traumatismes liés au viol. Je me sentais une profonde obligation envers les femmes qui m’avaient confié les abus qu’elles avaient subis. En voyant le visage de ma grand-mère et de mes tantes tandis qu’elles me racontaient leurs viols, j’ai compris à quel point il est important de donner la parole aux victimes.

« J’entends encore un agent me dire que mon livre “diabolisait” le sexe. Il disait qu’il fallait aussi qu’on voit les femmes du livre avoir des rapports sexuels “agréables”. »

J’entends encore un agent me dire que mon livre “diabolisait” le sexe. Il disait qu’il fallait aussi qu’on voit les femmes du livre avoir des rapports sexuels “agréables”. Il n’avait pas compris que c’était ça, le sexe, pour ces femmes : violent et sans tendresse, car elles étaient victimes de viols incestueux. Il a toujours été hors de question pour moi de renoncer à faire publier ce livre. Je voulais rendre hommage à leur parole en tant que victimes, empêcher que le voile du secret ne retombe sur leurs drames. J’étais bien loin de me douter que cette mission allait me prendre vingt ans ! »

6. Chaque chapitre s’ouvre sur une citation biblique. Pourquoi ?

« Ces citations mettent l’accent sur le patriarcat qui est la colonne vertébrale de notre société et détermine la façon dont les hommes et les femmes y sont traités. Même si je crois en Dieu et en Ses projets pour Sa création, et malgré l’usage que j’ai fait des citations bibliques, je me sens plus proche des coutumes et des traditions des Amérindiens que de celles des chrétiens.

La société cherokee était matrilinéaire et matriarcale, les femmes étaient pour eux des leaders, des têtes pensantes. Voilà le genre de spiritualité que j’ai cherché à développer. Je chéris ces principes, qui n’étaient pas seulement ceux des Cherokee, mais de nombreuses tribus amérindiennes. Mes recherches sur l’histoire des sociétés cherokee m’ont révélé que le christianisme a complètement transformé leur mode de vie et renversé leur système, en plaçant l’homme à son sommet. À travers les citations bibliques, nous voyons comment Betty s’adapte à ce monde traditionnellement chrétien, qui est à l’opposé de ce qu’elle pense. »

7. Betty a cultivé l’amour de ses origines au sein d’une société qui cherchait à lui en faire honte. Comment s’est-elle protégée ?

« Landon encourage très tôt Betty à être fière de la couleur de sa peau et à s’enorgueillir de la grande tribu dont elle descend. C’est le contraire de ce qu’on lui dit, et de la façon dont on la traite à l’école. L’une de ses camarades, Ruthis, va petit à petit se mettre à la harceler. Ce personnage est un mélange des différentes personnes qui s’en sont pris à ma mère au fil de sa vie.

La culture Cherokee a cette très belle façon d’accorder de l’importance aux pensées et à la présence de chaque femme de la communauté, pour la respecter et l’honorer. Quand son père lui explique cela, Betty est très touchée. Elle grandit dans une Amérique qui impose des stéréotypes aux femmes.

« Il y a chez Betty, chez sa mère et ses sœurs le désir de réécrire ces stéréotypes. »

Il y a chez Betty, chez sa mère et ses sœurs le désir de réécrire ces stéréotypes. Pour Betty, cela passe notamment par son lien avec la culture Cherokee de ses ancêtres. Elle a d’abord du mal à accepter sa peau brune et ses cheveux noirs. Elle se sent à part, et redoute les questions sur son apparence physique. Mais à travers l’enseignement plein de douceur que lui apporte son père, grâce au regard fier qu’il pose sur elle, Betty fini par accepter d’être sa « Petite Indienne », un surnom qui devient sa fierté. »

8. Comment ces sœurs peuvent-elles être à la fois si différentes et si proches ?

Je voulais vraiment montrer l’importance des relations entre femmes, et entre sœurs en particulier. J’espère, avec ce roman, montrer à quel point les relations entre femmes peuvent être belles. Les liens émotionnels cultivés entre sœurs, entre mères et filles, et ce que signifie être mère, fille ou sœur, tout en restant soi-même. J’espère que ce livre encouragera les femmes à chercher à cultiver un lien entre elles, qu’il leur montrera l’importance de ces relations.

« C’est à travers le lien à nos sœurs, à nos mères et à l’histoire des femmes qui sont venues avant nous que nous trouvons notre chemin vers notre propre identité. »

Un agent m’a dit un jour que les femmes du livre avaient besoin de romances. Beaucoup de gens pensent que les femmes sont incomplètes si elles ne vivent pas de relation amoureuse. Mais comme on le voit dans Betty, c’est à travers le lien à nos sœurs, à nos mères et à l’histoire des femmes qui sont venues avant nous que nous trouvons notre chemin vers notre propre identité. »

9. Ce père aimant fait face à une autre figure paternelle, terrifiante, celle du père de votre grand-mère Alka, violeur et destructeur…

« Je me souviens de la première fois que j’ai entendu l’histoire du viol de ma grand-mère, Alka. C’était incroyablement difficile à supporter. Plusieurs scènes ont été compliquées à écrire émotionnellement. Mais la plus dure à écrire est celle dans laquelle Alka raconte l’abus qu’elle a subi de la part de son père. Je ne pouvais pas me réfugier derrière le voile de la fiction pour échapper à l’idée que ma grand-mère avait vécu ce viol dans sa propre chair. »

10. L’instinct d’Alka l’a poussé vers Landon. Qu’a-t-elle vu en lui ?

« Quand Alka a rencontré cet homme, elle a décidé qu’il serait à la fois le poison et le remède : en l’embarquant dans ses ennuis, il la tire d’autres problèmes. Elle a choisi Landon car il était différent de son père, et bien meilleur que lui. Elle savait que son bébé à venir avait besoin d’un père comme Landon, pas d’un père comme celui qu’elle avait eu. Vivre de tels viols vous transforme et change la direction que prendra votre vie.

« À ce moment-là, elle a est déjà devenue la mère que sa propre mère a échoué à être. »

Mais cela n’a pas modifié le cœur d’Alka. Elle a su reconnaître le véritable amour, tout comme elle savait, instinctivement, à quoi devait ressembler l’amour entre un enfant et sa mère. Dans une scène du livre, avant que la famille ne s’installe en Ohio, elle prépare des gâteaux imaginaires pour ses enfants affamés. Dans cette scène, Alka renonce à sa part de gâteaux imaginaires pour la donner à ses petits. À ce moment-là, elle a est déjà devenue la mère que sa propre mère a échoué à être. »

11. La vraie revanche, c’est le pardon ?

« Betty sait quels dégâts peuvent causer la douleur et l’amertume quand on s’y accroche. De bien des façons, elle montre que parfois, être vraiment puissante, c’est regarder son ennemi dans les yeux et lui dire : “Je t’ai survécu”. C’est le message que porte Ms Slipperwort, cette femme qui est devenue prostituée car la société ne la laissait pas vivre son identité de lesbienne. Ça a été un personnage très intéressant à créer, elle compte parmi mes préférés ! Mais là, c’est aussi une question d’époque. 

Il est plus facile en 2020 d’être qui on est, bien sûr, car de plus en plus de voix s’élèvent pour les personnes comme Slipperwort. Mais pour beaucoup de gens, c’est encore trop dur. Il y a encore tant de stigmatisations et de discrimination sur ceux qui ne correspondent pas à la norme… Et les crimes haineux continuent de progresser, particulièrement envers certaines communautés. En 2020, des gens sont encore attaqués et tués parce qu’ils sont gays ou transgenres. J’espère que l’histoire de Slipperwort aidera les lecteurs à se rendre compte qu’ils ne veulent pas vivre toute leur vie sans être vrais envers eux-mêmes. En tant que société, nous devons nous assurer que chacun se sent assez en sécurité pour être soi-même. »

12. Comment un livre aussi tragique peut-il contenir tant de lumière ?

Quand un livre raconte une histoire si tragique, je pense qu’il est important de l’équilibrer avec de la lumière, de façon à ce que les lecteurs ne soient pas submergés par la violence de ce qu’ils lisent. Je cherche la lumière dans des petits riens, qui peuvent avoir une importance capitale. Ils sont parfois très simples, mais indispensables, car ils proviennent du noyau d’amour qui est au cœur de cette famille.  

La lumière doit offrir une respiration à ces tragédies lorsqu’elles remontent à la surface. Cette lumière brille dans les valeurs qui sont au cœur du livre.

13. Betty est un livre rempli de mythes. D’où viennent-ils : de vos livres d’enfant ou de votre propre imagination ?

« Certains mythes, comme celui de l’homme de pierre sur les menstruations, ou des deux loups que l’on nourrit en soi-même, sont de vrais mythes Cherokee. Le cœur de verre de Landon, The Restless Star Catcher, the Inheritance of Sin et les autres mythes du roman sont nés dans mon imagination. J’ai toujours aimé utiliser des symboles dans mes histoires. Ils sont un puissant outil pour se faire comprendre. Utiliser les mythes est une très bonne façon d’explorer la psychologie de l’histoire et des personnages. »

14. Les mythes disent-ils la vérité ?

« Les mythes nous permettent de toucher une forme de vérité. Prenez n’importe quelle fiction et tirez l’un de ses fils : s’il est assez long, il vous mènera à une vérité. C’est ce qui est beau avec les histoires.

« Les mythes nous permettent de toucher une forme de vérité. »

Elles sont un outil de découverte. Je ne peux pas imaginer ma vie sans histoires. Elles sont la boussole qui me permet d’avancer. »

Parution le 20 août 2020 – 720 pages

Betty, Tiffany McDaniel (Gallmeister) sur Fnac.com

Aller + loin : Rentrée littéraire 2020 : 30 livres en lice pour le Prix du Roman Fnac

Découvrez leur univers

Article rédigé par
Anastasia
Anastasia
Libraire Fnac.com
Sélection de produits