Quand la fièvre de Shen s’empare du monde, plus rien n’arrête sa course. Dans ce roman post-apocalyptique, Ling Ma nous alerte sur les conséquences d’une société acculée dans la routine… Une maladie que la science elle-même n’explique pas !
« Ce récit ne porte pas sur une quelconque entité individuelle en soi, mais sur une force abstraite : la force de la foule, de l’instinct grégaire. »
La fièvre de Shen : l’ère des enfiévrés
Alors que Candace Chen mène un train de vie tranquille et routinier entre son travail à Spectra et ses amours avec Jonathan, tout bascule quand la fièvre de Shen, une épidémie qui vient de Chine, se répand peu à peu dans le monde et New-York. Quoi de pire que se retrouver à répéter inlassablement et mécaniquement tous nos gestes du quotidien… Jusqu’à se décomposer et en mourir ?
Bien que plutôt discrets et peu dangereux, les enfiévrés deviennent légion, passant leur temps à mettre la table, s’asseoir, et la ranger ; à plier des vêtements ; à tenter d’ouvrir la porte de chez eux ; à écrire sur l’ordinateur ; à s’habiller… Jusqu’à l’épuisement fatal qui viendra les délivrer du lourd fardeau d’une routine plus imposée que souhaitée.
« Ils peuvent sembler opérationnels et sont encore capables d’exécuter des tâches quotidiennes répétitives. »
Fermant les yeux sur ce que le monde devient, Candace continue sa routine du « métro – boulot – dodo », se tenant à son poste dans les bureaux de Spectra, et observant depuis sa fenêtre du 32e étage, New-York se transformer et se vider.
Une critique de la société
Les Enfiévrés de Ling Ma, loin d’être seulement un roman apocalyptique, traite de notre rapport au travail, de notre façon de vivre et de la solitude qui nous entoure. Candace Chen se sent en sécurité tant qu’elle tient une routine confortable. C’est celle-ci même qui lui fera perdre Jonathan et s’acharner corps et âme à aller à Spectra alors que plus rien ne l’y retient.
« La fièvre de Shen étant une maladie de la mémoire, les enfiévrés sont piégés indéfiniment dans leurs souvenirs. Mais qu’est-ce qui nous distingue des enfiévrés ? (… ) Et nos journées, comme les leurs, continuent en une boucle infinie. »
Ce roman traite également de l’absurde. Dans Les Enfiévrés, nous pouvons retenir quelques personnages comme le conducteur de taxi qui continue de conduire sans but, la vendeuse de magasin de vêtements qui continue indéfiniment de plier et ranger, le vendeur de fruits et légumes qui continue de vendre des articles périmés, le collègue de Spectra qui écrit des e-mails indéchiffrables… Gestes répétés le plus au quotidien et qui sont également devenus ceux de leur fin.
Comment vivre dans un nouveau monde où nos actions, qui nous paraissaient jusqu’alors logiques, se révèlent inutiles ? La société nous apprend à savoir nous comporter, paraître, agir dans des circonstances données, mais pas à savoir vivre autrement.
« Nous étions des stratèges en marketing, des avocats en droit des biens, des spécialistes en ressources humaines, des conseillers financiers. Ne sachant rien faire, nous avions tout cherché sur Google. Nous avions googlé comment survivre dans la nature (…) »
Plusieurs fois sur son chemin, Candace sera implorée par des gens de partir, de rejoindre sa famille, de finalement quitter sa routine et se recentrer sur des valeurs plus vraies. Mais comment quitter la forteresse qu’on s’est érigée toutes ces années ?
« Vivre dans une ville, c’est participer à ses systèmes inconcevables et les propager. C’est se réveiller. Aller travailler le matin. C’est aussi prendre plaisir à ces systèmes car, sinon, qui pourrait répéter ces mêmes routines, année après année ? »
Si Candace n’est pas tout de suite partie, c’est parce qu’elle se complaisait dans cette routine, faisant partie de ces gens qui se noient, sans but, en se laissant guider par l’image qu’ils ont des choses, plus que leur essence même.
Une chose est certaine, Les Enfiévrés de Ling Ma est un roman qui ne vous laissera pas tranquille… N’oubliez pas, un des pires maux de notre société est celui de perdre le sens du temps libre. Prenez ce temps-là pour vous.
« Un jour de congé signifiait que nous pouvions faire ce que nous avions toujours voulu faire. (…) Le temps libre – le problème de la condition moderne était le manque de temps libre. Et au bout du compte, il fallait être une force de la nature pour interrompre la routine quotidienne. »
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Parution le 27 août 2020 – 352 pages
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Juliette Bourdin
Les Enfiévrés, Ling Ma (Mercure de France) sur Fnac.com
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