Sylvie Meyer, la cinquantaine, deux enfants, divorcée, n’aspire qu’à une vie tranquille et sereine, dans son travail comme chez elle. Consciencieuse et volontaire, elle n’a plus de temps pour elle. Otage de son patron, de sa vie et d’elle-même, elle devra se rebeller pour survivre et espérer être libre.
Une mère courage
N’ayant pour autre but que de « se rapprocher du bonheur », Sylvie mène une vie paisible entourée de son mari et ses deux grands fils. Lorsque son mari la quitte, elle ne réagit pas. L’amour s’était depuis longtemps émoussé entre eux deux, et leur séparation n’entérine qu’une réalité jusque-là impalpable : ils ne se désiraient plus depuis longtemps. Sylvie n’a pas le temps de désirer, ni d’aimer, obsédée par « le travail, l’effort, la rigueur, la ponctualité, l’attention, la répétition aussi », et n’accorde plus de place pour le plaisir. « Faire tourner la maison », élever ses enfants, payer les factures, manger, s’habiller et avoir un toit sous lequel se réchauffer. Survivre, mais correctement. Et parfois même, s’accorder une semaine de congés, vite fait.
Elle n’a pas de temps pour l’oisiveté. « Le plaisir étant l’une des façons d’échapper au réel », il est impossible pour Sylvie de fuir, de s’extraire de sa condition, de rêver à un autre présent comme elle pouvait encore le faire petite fille. Faire tourner la machine devient une obsession et sa vie n’en devient que plus mécanique.
« Je m’appelle Sylvie Meyer. J’ai cinquante-trois ans. Je suis mère de deux enfants. Je suis séparée de mon mari depuis un an. Je travaille à la Cagex, une entreprise de caoutchouc. Je dirige la section des ajustements. Je n’ai aucun antécédent judiciaire. »
Une fille forte
Son mari part, c’est ainsi. Son patron lui demande de faire du travail supplémentaire sans compter ses heures, pas de problème. La voilà même confiée d’une mission : repérer les mauvais éléments parmi ses collègues pour les éliminer : observer, espionner, noter, consigner, évaluer ses « abeilles », comme elle les appelait affectueusement, pour ne garder que les meilleurs, les plus ponctuels, efficaces, malléables. Sylvie est un oiseau en cage, à qui on aurait ouvert la porte, mais qui aurait trop peur de s’envoler et perdre le peu qu’elle a réussi à accumuler. Alors, il faut s’exécuter, obéir, ne pas réfléchir, quitte à trahir et exécuter ses semblables et soi-même.
La fatigue, elle ne connaît pas, niée autant qu’elle-même. Son seul credo est l’effort. « Naissance-école-travail-mariage-famille » est son projet de vie idéale. Les horizons lointains ne servent qu’à vous orienter vers de faux espoirs : « Kuala Lumpur, Oulan Bator, Acapulco, Bora Bora », souvent elle se les répète ces mots-là, mais inutile de trop y penser car si un jour on veut y aller, il faut travailler sans cesse. Ne jamais s’arrêter : « Je suis forte, les femmes sont fortes, davantage que les hommes, elles intègrent la souffrance ».
Souffrir est un passage obligé. Mais jusqu’où ? Car ça n’est jamais assez : dévorée, écrasée, exploitée, elle ne s’appartient plus. Jusqu’au point de non-retour, qui lui fera commettre l’irréparable.
« Une femme qui avait fait une grosse connerie, mais qui vengeait toutes les autres, celles travaillant sans répit et qui chaque soir retrouvaient la violence : un mari absent, des enfants trop bruyants, la solitude. »
Une femme puissante
Cela aurait dû être un matin comme un autre, mais il sera celui où elle prendra en charge sa destinée. Au volant de sa voiture, elle roule dans le sens opposé de son entreprise, où elle est pourtant censée aller travailler. En fond sonore, cette chanson d’Alain Barrière : « Tu t’en vas / comme un soleil qui disparaît / comme un été, comme un dimanche / j’ai peur de l’hiver, j’ai peur du froid / J’ai peur du vide et de l’absence / tu t’en vas / et les oiseaux ne chantent plus / le monde n’est qu’indifférence. »
Avant de disparaître, il vaut mieux tout quitter. On ne connaîtra pas les détails de son délit, mais on sait qu’elle retournera à la Cagex et ira voir son patron. Comme on sait les liens intimes que peuvent connaître la violence et le désir. Comme on connaîtra les origines de cette violence larvée, ancrée en elle.
« C’est la vie qui décide pour vous », cette fois c’est elle qui décidera pour elle. Et si « Le désir, c’est se sentir exister », peut-être Sylvie pourra-t-elle espérer renaître.
Dans une langue aussi suave que percutante, Nina Bouraoui, nous invite à vivre le quotidien d’une héroïne inoubliable. Un monologue dont la voix retentira longtemps dans nos chairs, car elle est l’expression d’une réalité que beaucoup d’entre nous connaisse. Otages : de nos vies, de nos naissances ou de nos silences, ce texte d’abord écrit comme pièce de théâtre pour le festival Paris des femmes en 2015 un « hommage aux otages économiques et amoureux que nous sommes » poignant et véritable. Après ses romans plus personnels comme Mes mauvaises pensées (prix Renaudot 2005) sur la découverte de l’homosexualité, ou les souvenirs de l’Algérie de son enfance dans Tous les hommes désirent naturellement savoir, l’autrice de multiple fois récompensée se fait plus politique et d’une actualité bouleversante d’humanité.
« On nous fait croire que l’on est tous libres et égaux et que notre modèle est le meilleur des modèles, mais ce n’est que de la poudre aux yeux car finalement, nous les petits, on a aucun droit, sinon celui de se taire […] ; alors on accepte, on continue, on suit la ligne toute tracée du berceau à la tombe, toujours dans l’humiliation, la main tendue, car on a pas les moyens de claquer la porte, et parfois on rêve de partir, de leur clouer le bec pour qu’il n’y ait plus d’humiliation car on a pu choisir, et le choix c’est la liberté. »
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Parution le 2 janvier 2020 – 151 pages
Otages, Nina Bouraoui (Lattès) sur Fnac.com
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