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Une préface signée Maylis de Kerangal pour le dernier Corto Maltese

06 novembre 2019
Par Juliette1
Une préface signée Maylis de Kerangal pour le dernier Corto Maltese

Le tome 15 des aventures de Corto Maltese emmène le marin légendaire à Bornéo, où il devra jouer les médiateurs entre l’Empire britannique et les Indiens dayaks. Découvrez la préface inédite rédigée par Maylis de Kerangal, passionnée de la première heure.

corto maltese tome 15C’est la nuit au Sarawak, sur l’île de Bornéo. Une femme découpe dans une feuille de papier le profil d’un jeune homme au visage couvert de tatouages. C’est un geste enlevé, précis, rapide. À la lueur de la bougie, les ciseaux crissent sur le papier noir. Plus tard, le jeune homme, qui tient entre les mains la silhouette de son visage mais a oublié jusqu’à son propre nom, murmure : nous vivons tous une vie indépendante de notre ombre, la difficulté est de faire la différence entre qui nous sommes et qui est l’ombre. La femme se tourne ensuite vers Corto Maltese qui assiste à la scène, et qui lui plait : tu me laisseras découper ton portrait un de ces soirs ? Corto esquive — pourquoi pas ? — mais s’éclipse,  à jamais insaisissable, farouche, jaloux de sa part d’ombre. Reste ce profil de papier comme une image manquante qui ferait voir la face cachée des êtres, leur verso indécelable, et le mystère vertigineux de ceux qui pourtant nous sont proches.

De profil, c’est toujours ainsi que m’apparait Corto Maltese, tel qu’il était sur la carte collée dans mon agenda de lycéenne, de profil car toujours en action, en mouvement, passant les frontières d’une foulée souple, pantalon pattes d’éph’ et caban de marin gonflé du vent du large, lavallière voltigeuse, piercing de pirate, œil retiré sous la visière de la casquette et volute de cigarette ralliant le grand tourbillon de l’aventure. Grandir dans un port alors me rapprochait de lui, un même air marin soufflait sur nos visages, les mêmes cris d’oiseaux des mers résonnaient dans nos oreilles. Il hantait les quais du Havre, où il aurait pu embarquer sur l’un des cargos qui patientaient en rade, débarquer dans un bar du quartier Saint-François, ou simplement se poster mélancolique au bout de la grande digue, face au large, la cigarette au bec. Je pistais son fantôme, je me coulais dans son sillage, prise dans son aura magnétique, amoureuse. Je voyageais avec lui. Car habiter le monde était sa manière d’être, l’expression de son génie et de sa blessure. Il atteignait les confins les plus hostiles de la planète en spencer et pantalon blanc, sortait de la jungle pour entrer dans le salon d’un ambassadeur avec la désinvolture des princes et l’insolence des pirates ; il passait d’un continent à l’autre sans jamais y faire souche, effleurait la peau des femmes sans jamais s’y abandonner et traversait l’histoire sur une ligne de crête : trop désenchanté pour être révolté, trop cynique pour se choisir une cause, trop nomade pour rallier un camp, endosser un slogan, mais trop romantique, aussi, pour se tenir loin  des révoltes et des révolutions, demeurer indifférent au sort des dominés, des fragiles, des marginaux. Stylisée, sa silhouette découpée à l’encre noire est devenue l’unique forme fixe au cœur du chaos des guerres et des sentiments.

De profil, c’est encore ainsi qu’il réapparait dans un vieux cimetière insulaire balayé par les vents, ce premier novembre, jour des Morts et jour des Surprises, jour de Tarowean. Malaisie nocturne, emprise des mythes, conflit colonial larvé au fond de la jungle, femme ambigüe, trafics de perles, fulgurance métaphysique, gouffre de la mémoire, présence de la mort, Le jour de Tarowean fait revenir le théâtre d’ombres dont le Maltais a fait son plateau depuis 1967 et La Balade de la mer salée, volume inaugural qui commençait précisément là où s’achève Le jour de Tarowean — autrement dit le premier novembre 1913, en pleine mer. Raspoutine, Cranio et « la jeune fille d’Amserdam » sont là, de même que l’île d’Escondida, le repaire du Moine.

« Je ne me hasarderai pas à discuter de ce que sont, selon toi, la réalité et la fiction, j’avoue que j’ai moi-même des doutes » déclare Corto aux premières pages du Jour de Terowean. De fait, l’histoire vraie des rajas blancs de Sarawak, des Dayaks et de la gutta-percha se mélange à la légende de Ratu Kidul, déesse de la mer, à celle de la petite sirène d’Andersen, aux visions crépusculaires des romans de Conrad, au conte de Peter Pan, l’enfant qui avait perdu son ombre et ne voulait pas grandir, ou encore au martyre de Césaire de Terracina, ce saint que l’on invoque quand on se noie, et que l’on célébré chaque premier novembre. Dans cette porosité magnifique entre réalité et fiction, dans ces échos, de cette résonnance, surgit Corto, « à profil perdu ». 

Parution le 6 novembre 2019 – 55 pages

Corto Maltese, tome 15 : Le Jour de Tarowean, Hugo Pratt et Juan Dias Canalès (scénario), Rubén Pellejero (dessin), (Casterman) sur Fnac.com

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