Disquaire indépendant durant plus de vingt ans, Subutex a un magasin, Revolver, qui n’a pas fait long feu face à la crise. Vernon Subutex entame une descente aux enfers qui ressemble à une plongée dans notre société dématérialisée. Quand le virtuel prend le pas sur le réel, quel son cadencera la marche de cet homme désemparé ? Virginie Despentes décompose la partition de nos vies actuelles dans un premier tome fascinant au rythme syncopé.
Les enfants du rock
Dans la trilogie Vernon Subutex, la musique qui a rythmé la vie des personnages forme un point de départ. Certains l’ont pratiqué façon punk, d’autres se sont contenté de l’écouter, peu en ont fait leur métier, tendance variété. Tous ont cherché à s’en inspirer, fascinés qu’ils étaient par une vie rock’n’roll.
Les temps ont changé. L’esprit rebelle de leurs vingt ans s’est transformé, assagi ou enragé. C’est peut-être le fil conducteur de cette série littéraire signée Virginie Despentes qui embrasse nos vies contemporaines pour mieux les décortiquer. Qu’avons-nous fait de nos 20 ans ?
Vernon a 45 ans. Nous sommes en 2006, et alors que l’ombre de la crise de la cinquantaine plane sur sa personne, la crise économique ne l’épargnera pas, à commencer par celle qui touche de plein fouet la culture. Dans notre monde digitalisé, le disque en tant que support d’écoute musicale a du mal à survivre. Symbole de liberté, la disparition progressive du cinyl et du dique représente les bouleversements de notre société désormais numérisée. Quel sens donner à nos réalités ?
Le réel se rappellera très vite à Subutex. Depuis l’âge de vingt ans, il est disquaire au Revolver : « pendant plus de vingt ans, qu’il vente ou qu’il ait la crève, il avait monté le putain de rideau de fer de sa boutique, coûte que coûte, six jours par semaine. Il avait confié les clefs du magasin à un collègue à trois occasions en vingt-cinq ans : une pyélonéphrite, une pose d’implant dentaire et une sciatique ». Le roman s’ouvre sur la fin de Revolver. Car c’est fini. Il tire le rideau pour la dernière fois.
Dans une société désaccordée
Au départ, ce n’est pas si grave que cela de ne plus avoir d’emploi, ça le devient un peu plus quand les droits aux allocations se périment. À part s’abrutir de jeux vidéo et de porno, que pourrait bien faire cet ancien « grand fauve de la nuit » de près de cinquante ans ? Il ne sait que vendre de la musique, lui qui a tant fait rêver les plus jeunes, séduit les plus aimables, inspiré les plus intelligents, qui tous, écoutaient religieusement ses dernières pépites.
Heureusement, son pote Alex lui file un sacré coup de main en ne payant pas moins que son loyer dès qu’il en a besoin, c’est-à-dire tous les mois. Devenu star de variété internationale, celui-ci remercie son idole de jeunesse en le gratifiant de ses largesses. Malheureusement, sa mort brutale interrompra tout espoir chez notre maître des platines.
Vernon Subutex est réduit à quémander l’hospitalité chez ses nombreux amis, le roman prend alors un tournant formidable : celui de visiter dans son intimité la plus totale la société française dans son ensemble. De planchers en canapés, de matelas en lits douillets, il s’invite chez vous, et vous l’accueillez les bras ouverts, enfin… pour quelques jours.
Prolos, bobos, clodos, toxicos, pornos, tout y passe. Aucune couche sociale n’est oubliée par le regard acéré et extralucide de Virginie Despentes. À la manière d’une entomologiste, elle réalise un véritable tableau de notre espèce humaine engluée comme un insecte dans le piège d’une société plus économique qu’humaine. Des plans comptables, voilà ce que sont devenus les idéaux de leur jeunesse. Le bonheur déprime et la vitalité se meurt.
Ne restera à Vernon Subutex que le trottoir, « assis à hauteur des sacs et des chaussures ». Ses dernières illusions auront-elles encore une raison d’être ?
En recherche d’harmonie
À cru, d’une écriture brute, mais non moins délicate, Virginie Despentes décortique nos vies communes. Sous l’influence du roman noir classique, l’intrigue s’appuie sur un suspens policier qui finit de nous attacher à son récit. Car Subutex a peut-être un moyen de s’en sortir, grâce aux enregistrements secrets de feu son ami idole de la chanson française, surnommé Alex Bleach.
Que contient cette vidéo ? Où-est-elle ? Tous ceux qui gravitent autour de Vernon vont se mettre à sa recherche, autant qu’ils cherchent à le retrouver lui, poursuivis par leur culpabilité de l’avoir laissé dans la rue. C’est la quête de leurs propres vies, et la redéfinition de leurs illusions perdues qu’ils espèrent tous au bout du chemin.
Examen de nos consciences autant que de notre société, Vernon Subutex est une radioscopie de nous-mêmes. Tour à tour dans le nihilisme le plus noir ou l’empathie la plus pure, notre héros exerce un attrait de plus en plus irrépressible chez tous ceux qui le croisent. Magnétique, aimantant notre sens commun et notre discernement, le personnage se sacralise au point de se fondre avec l’idée même de fraternité, un Voodoo Child dont la mélodie de Jimi Hendrix rythme si bien l’harmonie déconstruite mais pleine d’humanité.
Le prénom du personnage principam fait référence à l’un des pseudonymes empruntés par Boris Vian, « Vernon Sullivan », mais évoque aussi directement le nom d’un subsitut de l’héroïne : le Subutex. Verson Subutex est une saga addictive qui ne demande qu’à être lue compulsivement.
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Paru poche le 2 mars 2016 – 429 pages