Des aspirations de l’enfance pour l’aventure et la curiosité, aux élans de l’adolescence pour la passion et la liberté, une fois mariée, elle devra les délaisser, car l’homme travaille et veut manger, dans une maison propre et bien rangée, avec des enfants calmes et bien élevés. C’est une femme gelée.
La campagne de l’enfance
Élevée à Yvetot, au cœur de la Normandie, Annie Ernaux garde une image particulière des femmes de sa vie. Loin du modèle urbain de la petite fée du logis, ces femmes des champs ne ressemblent en rien aux images de papier glacé des magazines qu’elle dévore avidement. Ce ne sont « pas des femmes d’intérieur, rien que des femmes du dehors ».
Très tôt assignées aux travaux des champs, trop tôt engrossées. Trop vite « la marmaille » : six, sept, huit, dix mômes. « Un truc de pauvres », dont elle prendra conscience plus tard. Annie Ernaux vient d’un milieu modeste et paysan, avant que ses parents ne deviennent ouvriers, puis commerçants.
Les rêves de l’adolescence
La petite fille apprend ses leçons : « papa-part-à-son-travail », « maman-reste-à-la-maison », « elle-fait-le-ménage », « elle-prépare-un-repas-succulent ». Des phrases rabâchées, qu’elle apprend par cœur comme toutes ses leçons, mais qui ne correspondent en rien à la réalité qu’elle connaît, car son père ne part pas au travail, mais sert au café et à l’alimentation et fait même la vaisselle ainsi que la cuisine. Quant au ménage, sa mère s’en occupe quand elle a le temps, c’est-à-dire pas souvent.
Ses parents travaillent d’arrache-pied pour se sortir de leur condition et accompagner leur fille vers une vie meilleure. Loin encore du modèle social bourgeois de la femme au foyer, qui tient sa maison au carré, élève ses enfants, et laisse son mari travailler.
Protégée du rôle d’aide-ménagère que connaissent déjà ses camarades, sa mère veillera à toujours lui laisser le temps de s’épanouir dans la curiosité et la découverte artistique, persuadée qu’elle est que seule la connaissance et la pensée libérée l’amèneront vers une bonne situation et lui permettront de se soustraire au « pouvoir des hommes ».
La réalité de sa vie de femme
C’est ainsi qu’elle part armée pour la vie à la découverte de l’autre sexe. « Je suis allée vers les garçons comme on part en voyage. Avec peur et curiosité. ». Annie Ernaux ne cache rien de ses émotions physiques et intellectuelles pour mieux appréhender sa condition de femme telle qu’elle l’a vécue. Car évidemment, l’idéal dont elle rêvait ne se réalisera pas avec le premier et grand amour, malgré les points communs, les fous rires partagés en changeant le premier bébé. La vie de couple une fois entérinée, le mariage une fois prononcé, ramènera vite dans le droit chemin l’homme tant aimé vers le modèle qu’on lui a aussi enseigné. Son rôle de mâle ingurgité, il le lui recrachera à la figure une fois sa situation professionnelle stabilisée. Désormais, il travaille, désormais il est cadre, il a réussi ce qu’il voulait. Elle n’a pas d’autre choix que de l’accompagner.
Il avait de grandes idées pourtant, rutilantes d’égalité, mais la tentation de l’embourgeoisement sera plus forte. Lui aussi veut sa femme au foyer, disponible et corvéable. À son service.
Une existence passée au crible
Il faut lire avec quels détails Annie Ernaux décortique chaque perte de sa liberté de femme, son « enlisement ». C’est un pamphlet social pour l’égalité des sexes. Une condamnation sans appel au cœur du quotidien. Il faut dire que, même si à la publication de La Femme gelée en 1981, l’auteure n’en est qu’à son troisième roman, son style est déjà bien affirmé : à la fois autobiographique et sociologique, dans un souci toujours charnel d’exposer les corps et les personnages, une manière de se décrire à la fois de façon personnelle et universelle.
« Papa va travailler, maman range la maison, berce bébé et elle prépare un bon repas », ce refrain entêtant de la chanson sociale de l’école élémentaire ne cessera de l’indigner, car désormais sa vie est « un univers de femme rétréci, bourré jusqu’à la gueule de minuscules soucis. De solitude. Je suis devenue la gardienne du foyer, la préposée à la subsistance des êtres et à l’entretien des choses. »
Trouvera-t-elle la force pour reprendre possession de son corps et de son destin et réaliser enfin ses rêves de liberté et d’humanité ? Car après tout : « que faire de sa vie est une question qui n’a pas de sexe, et la réponse non plus ». Un livre majeur, féministe et social, à lire ou relire !
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Parution le 13 juin 2007 – 181 pages
La Femme gelée, Annie Ernaux (Folio) sur Fnac.com
Photo d’illustration © nrd sur Unsplash