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Le pari osé de Martin Amis : dénoncer l’horreur de la Shoah par la satire

25 août 2015
Par Tiphaine C.
Le pari osé de Martin Amis : dénoncer l’horreur de la Shoah par la satire
©DR

RENTRÉE LITTÉRAIRE – Mettre en scène une affaire de marivaudage à Auschwitz, il fallait oser ! Martin Amis l’a fait… Thomsen, jeune officier SS dont la carrière est sensiblement favorisée par un appui haut placé, est envoyé comme officier de liaison dans la « Zone d’intérêt » d’Auschwitz, l’usine attenante au camp de concentration. Séducteur notoire, il tombe sous le charme de Hannah Doll, canon de beauté aryen, mariée à l’abject commandant du camp.

RENTRÉE LITTÉRAIRE – Thomsen, jeune officier SS dont la carrière est sensiblement favorisée par un appui haut placé, est envoyé comme officier de liaison dans la « Zone d’intérêt » d’Auschwitz, l’usine attenante au camp de concentration. Séducteur notoire, il tombe sous le charme de Hannah Doll, canon de beauté aryen, mariée à l’abject commandant du camp.

La Zone d'intérêtUn roman choral avec des personnages ambivalents

Le roman est construit à trois voix : Thomsen, Paul Doll et Szmul. L’officier SS Thomsen est chargé d’une mission auprès de IG Farben, l’entreprise qui a financé une partie du camp, trop heureuse d’exploiter une population d’esclaves dans son usine. Le jeune aryen, qui paraît préoccupé uniquement par sa petite personne et par la bagatelle, se révèlera finalement hostile au régime nazi. Mais il semble que c’est plutôt son opportunisme politique qui l’ait conduit à la trahison, plus que sa haine du régime en vigueur.

Paul Doll, le commandant du camp, est un alcoolique notoire obsédé par le sexe, surnommé « le Vieux Pochetron » par ses subordonnés. Véritable bouffon pédant et vaniteux, sa cruauté est sans limite dans le contexte concentrationnaire. Il se perçoit comme un être fin et civilisé, parfois même romantique, alors qu’il n’est que bêtise, barbarie et misogynie. Son personnage mégalomane et grotesque dénonce à lui seul l’horreur du nazisme. À l’arrivée des Juifs déportés, il orchestre la « Sélektion » entre ceux susceptibles de travailler dans le camp et ceux qui finiront directement dans les chambres à gaz, et pousse même le vice à faire jouer un septuor de violonistes pour accueillir sournoisement les déportés ou pour couvrir l’horreur d’un massacre de masse…

Enfin, le triste Szmul dirige le « Sonderkommando », les Juifs contraints par la terreur de collaborer avec les nazis, qui ont pour tâche abjecte de « rassurer » les nouveaux arrivants et de les conduire docilement dans les chambres à gaz, puis de nettoyer le crématoire… Rouage méconnu de la mécanique nazie, il se perçoit comme un « témoin martyr », en consignant ce qu’il vit dans un carnet, bien que les mots ne lui suffisent pas. C’est la peur qui place Szmul dans cette position intenable : il n’a pas peur de la mort, non, mais il a peur de mourir, de la douleur, et c’est cette peur lancinante qui lui fait endosser ce rôle infâme et ignominieux. Le passage le plus troublant est peut-être celui où il espère ne jamais revoir sa femme, pour ne pas avoir à lui raconter l’indicible, à faire face à ses actes…

Une histoire de marivaudage aux personnages grotesques

Si mettre en scène une histoire de badinage à Auschwitz peut paraître irrespectueux, c’est justement ce décalage qui rehausse l’horreur du génocide. Martin Amis instille un humour théâtral et introduit un comique de situation qui rappellent la farce, mais sur un ton grinçant. Il est néanmoins difficile au lecteur de donner crédit aux sentiments de Thomsen, et Hannah elle-même a cette phrase de renoncement : « Imaginez comme ce serait dégoûtant que quelque chose de bien sorte de cet endroit ».  

L’horreur de l’univers concentrationnaire est ici mise en exergue par le décalage total entre ce que chacun sait de la Shoah, et la banalité du quotidien du personnel du camp. Tous les événements de la vie sociale du camp – les thés dansants, les dîners, les fêtes de commémoration – paraissent d’une hérésie totale dans un tel contexte et soulignent la barbarie et l’indifférence des nazis. Les aspirations personnelles et les petites mesquineries des personnages les rendent d’autant plus ignobles. À chaque page, nous avons l’indicible en tête.

Ce tableau est complété par une galerie de personnages secondaires grotesques, aux ambitions incongrues et indécentes : le désir d’une dixième grossesse de la Tante Gerda stimulé par la seule convoitise d’une décoration honorifique, les prétentions artistiques de la tortionnaire Ilse Grese qui s’applique à créer une chorégraphie avec les détenues…

Un roman percutant qui a provoqué un esclandre dans le milieu éditorial

Mettre en scène une affaire de marivaudage à Auschwitz, il fallait oser ! Martin Amis, grand nom de la littérature britannique, n’en est pas à son coup d’essai en matière de provocation. Écrivain iconoclaste maniant à perfection l’art de l’ironie, il tend à questionner notre morale et les excès de notre société à travers l’ensemble de son œuvre. Le manuscrit de La Zone d’intérêt a d’ailleurs été refusé par Gallimard, éditeur de la majeure partie de son œuvre. C’est donc Calmann-Lévy, l’éditeur historique du Journal d’Anne Frank et créateur de la collection « Mémorial de la Shoah », qui a pris le risque d’accueillir ce texte singulier.

Si Edgar Hilsenrath nous avait déjà proposé un regard oblique et parfois sulfureux sur la Shoah (Nuit ; Le Nazi et le Barbier, aux éditions du Tripode), la légitimité de ce dernier était sans conteste, en tant que juif allemand rescapé d’Auschwitz. Martin Amis a une parenté beaucoup plus lointaine avec cette page noire de l’Histoire (la famille de sa seconde femme a vécu l’Holocauste) mais, selon ses propres mots, « c’est désormais dans [son] sang », à travers ses filles. Obsédé par le sujet, qu’il avait déjà abordé dans La Flèche du temps, il a choisi de le traiter à sa manière, en faisant usage de la satire et de la caricature, pour mieux rehausser l’horreur de l’univers concentrationnaire. C’est en tombant sur quelques lignes de Primo Levi dans la réédition de La Trêve, arguant que l’on ne devait pas chercher à « comprendre ce qui s’est fait, car comprendre, c’est presque justifier », que Martin Amis s’est senti libre d’écrire sur ce sujet, soulagé de la pression du « pourquoi ». Il a tout de même décemment atténué le ton satirique qui lui est familier, pour en faire un roman historique réaliste – extrêmement documenté – qui nous interpelle sur la nature humaine. 


Traduit de l’anglais par Bernard Turle

La Zone d’intérêt, Martin Amis (Calmann-Lévy) sur Fnac.com

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