Un privé à Babylone est un roman de Richard Brautigan. C’est l’histoire d’un mec – normal – qui serait détective privé à Los Angeles en 1942. Réformé pour cause de blessure de guerre (il vous racontera cela lui-même), il sillonne les rues de L.A. A pieds, puisqu’il est fauché. Et… et c’est à peu près tout.
Il est donc détective privé. Il habite dans un taudis que même les cafards ont déserté, dont la propriétaire (à qui il doit quelques mois de loyer) est une rombière comme il en existe peu. Pas de voiture (il a été obligé de la revendre) ; de secrétaire encore moins (en plus elle embrassait mal). Il lui reste encore son bon vieux calibre .38. S’il avait des balles ce serait mieux, mais on ne peut pas tout avoir. C’est vous dire à quel point ce privé l’est. Privé.
Mais l’heure n’est pas aux plaintes : ce soir, il a rendez-vous avec un client. Il va enfin pouvoir rembourser ses dettes, adresser de nouveau la parole à sa propriétaire, se payer une voiture facile et une secrétaire décapotable (à moins que ce ne soit l’inverse). Enfin, s’il est payé convenablement. Ce qui n’est pas gagné, puisqu’il ne connaît ni le nom de son commanditaire, ni même si c’est un homme ou une femme. On verra ça ce soir. Là maintenant, ce qu’il faut, c’est manger et, avant tout, dégoter des balles pour le .38. Tout un programme !
Une petite précision, toutefois : ne cherchez pas à vous faire peur. Ne cherchez pas l’assassin. Ne cherchez pas le suspense. Il n’y en a pas. Le personnage principal, faisant également office de narrateur, utilise tous les codes du roman policier et les laisse nonchalamment tomber au sol, dans un fracas de verre et de pâte à modeler brisés. Il coupe court à toute tentative et prévient même le lecteur que quelque chose va se passer. Bien sûr que le narrateur est au courant : c’est lui qui nous raconte l’histoire. Et il a survécu. C’est donc qu’il ne s’est rien passé de grave! Le lecteur, surpris, se rend alors compte qu’il a entre les mains un pastiche, un pastiche à l’humour ravageur, poétique et magnifiquement ciselé.
Richard Brautigan était un poète maudit, écrivain expérimental de la fin des années 60’s adepte de la contre-culture. Il était aussi américain, accessoirement. Ce serait peu dire de son œuvre qu’elle ait été influencée par la culture beat. Son grand œuvre, La Pêche à la truite en Amérique, est son roman traduit en français le plus connu, et celui qui l’a consacré en tant qu’auteur dans son pays.
Les critiques de l’époque restaient persuadés que Brautigan avait travaillé ce style naïf, décapant et original pour écrire sa Pêche à la truite. En découvrant les publications suivantes, ils se sont aperçus qu’il n’en était finalement rien et l’on laissé sombrer dans l’oubli.
Un privé à Babylone (en anglais dans le texte : Dreaming of Babylon : A Private Eye Novel) fut pour moi une véritable découverte. Comme lorsqu’on s’apprête à déguster un petit bonbon à la menthe, et que finalement vous ne sentez plus votre langue tellement le bonbon est fort. Pourtant j’étais prévenu : j’ai également lu La Pêche à la truite, et j’ai adoré aussi. Et je me suis littéralement laissé emporter par ce roman ; vrai-faux polar noir avec son détective ressemblant à un Columbo encore plus mal fagoté, à l’air sympathique et de ne pas avoir l’air d’être là, il m’a tout de suite plu.
En plus de mêler des éléments autobiographiques (l’auteur était un marginal, lui aussi, ayant parfois vécu dans des conditions plutôt austères), le style est décapant. Court, incisif, Brautigan ne s’ennuie pas avec des épithètes à rallonge et à tout bout de champ, tout en maniant les images avec une poésie presque absurde. Les chapitres font entre une et cinq pages, c’est dire si ce roman se dévore. A tel point que son lecteur ne s’apercevra que quelques minutes plus tard que son RER lui est passé sous le nez (true story)…