Depuis le 8 février et jusqu’au 17 juillet prochain, l’Institut du Monde arabe, à Paris, accueille l’exposition Son œil dans ma main, à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie. L’occasion d’échanger avec l’un des plus grands photographes vivants.
Une œuvre photographiée par Raymond Depardon – témoin des coulisses des accords d’Évian et des derniers mois de présence française en Algérie en 1961 –, accompagnée de récits de l’écrivain Kamel Daoud. Les deux hommes sont retournés ensemble à Alger et Oran en 2019. L’occasion pour Raymond Depardon de produire de nouvelles images, avec son fidèle Leica.
Le photographe n’a pas oublié les tensions qui ont émaillé l’année précédant la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, qui ont rendu les conditions de travail particulièrement difficiles pour les reporters. Mais il lui tenait également à cœur de démystifier la complexité des relations franco-algériennes. Rencontre.
Il était particulièrement difficile de faire des photos dans les derniers mois de présence française en Algérie, en 1961. Les forces de l’ordre employaient d’ailleurs des méthodes radicales pour dissuader les reporters. Quel souvenir gardez-vous de cette période ?
Ils avaient une technique particulière, que je n’ai vue nulle part ailleurs : ils prenaient l’appareil par la courroie. Ils cherchaient un angle de mur en béton. Ils fracassaient l’appareil comme ça. C’était violent. La philosophie de l’époque c’était : “Raymond, tu ne donnes jamais tes films. Tu les planques.” Parfois, lorsque je sentais que j’avais pris une bonne photo, je rembobinais, avant la fin de la pellicule, pour la dissimuler dans mes sous-vêtements, mes chaussettes… Derrière ces photos, il y a un photographe. Marc Garanger et certains photographes qui ont couvert la guerre d’Algérie ne sont plus là. C’est important de dire qu’on a eu peur, qu’on se faisait casser notre appareil, qu’il fallait courir vite à l’aéroport pour expédier les films, prendre une chambre d’hôtel pour prendre des photos depuis un balcon… Heureusement, j’étais allé à un festival à Moscou, quelques mois auparavant. J’y avais acheté un téléobjectif 500 mm à miroir : une optique à ouverture fixe, que l’on pouvait monter sur des reflex Pentax ou Nikon. Cela m’a permis de prendre des photos de très loin, d’où un léger flou sur certaines photos.
Dans l’exposition, on voit votre matériel de l’époque, sous cloche, dont un Leica M, un reflex Pentax… Quels étaient les outils privilégiés par les reporters dans les années 1960 ?
Nous sortions de la période du Rolleiflex. Tout le monde posait. Lors de grandes premières sur les Champs-Élysées, les acteurs prenaient la pose en sortant de leur voiture – la Callas, Elizabeth Taylor, Jean-Paul Belmondo, au moment de la sortie d’À bout de souffle. Le Général de Gaulle a eu une influence sur le comportement des photographes : il refusait l’usage du flash. Tous les photographes d’agence sont passés au Leica pour prendre des photos d’ambiance. Avec le recul, je suis surpris en revoyant les images que j’ai prises à Évian, en intérieur. Elles ne sont pas trop floues, alors que j’ai dû les prendre au 1/15s et que j’étais encore très jeune.
Le Nikon F reste emblématique. C’est l’appareil de la guerre du Vietnam, utilisé par Don McCullin et Gilles Caron, notamment. Il n’est pas encore sorti, lorsque je me rends à Alger, en 1961. Je m’étais acheté un Leica M. J’appartenais plus à l’école du 35 mm qu’à celle du 50 mm : à cette époque-là, les reporters se revendiquaient plus de l’héritage de Robert Capa que d’Henri Cartier-Bresson.
En 2019, vous avez aussi privilégié le noir et blanc, alors que vous avez récemment effectué pas mal de projets en couleur…
J’ai hésité avec la couleur. Les gens demandent souvent à Claudine [Nougaret, son épouse, ndlr] si je photographie en numérique. Elle répond : “Attendez, Raymond vient seulement de passer à la couleur !” Je reconnais que la couleur est meilleure maintenant. À l’époque, elle n’était pas très bonne. Pour ce projet, j’ai pensé qu’il valait mieux rester en noir et blanc, pour passer de 1961 à 2019.
Comment se sont déroulées les conditions de prise de vue sur place ?
Kamel était complètement paniqué à l’idée que je prenne des photos là-bas. Finalement, ça s’est très bien passé. Le simple fait de dire bonjour, comme on le fait en province, en France, permet de briser la glace avec des inconnu(e)s. Je me promenais avec ma femme, Claudine. Les gens nous demandaient souvent pourquoi nous étions là, si nous étions nostalgiques. Nous expliquions les raisons de notre présence et on nous souhaitait la bienvenue. Cela me permettait de gagner quelques secondes et de prendre une photo qui, certes, annule un peu “l’instant décisif” cher à Cartier-Bresson, mais cette méthode garantit quand même l’obtention d’une image la plus naturelle et éthique possible.
En fait, photographier dans une rue, c’est un peu comme évoluer dans un hôpital psychiatrique avec un appareil [Depardon a réalisé un documentaire sur l’hôpital psychiatrique de San Clemente, ndlr]. Il ne faut pas insister. C’est la clé. En discutant avec Cartier-Bresson, on disait la même chose. Le photographe doit agir comme l’artillerie : il faut dégager après un tir, pour ne pas être repéré. Bien sûr, ce n’est pas toujours simple, on a toujours envie de faire une deuxième, une troisième photo…
Qu’est-ce qui vous fascine tant dans les rues d’Alger ou d’Oran ?
Une rue dans un pays méditerranéen, en Orient, à la fois c’est difficile, à la fois c’est une merveille. Il se passe plein de choses. Il faut aller vite. Très très vite. On fait une, deux photos. La personne vous repère tout de suite. Soit elle dit : “Non, pas de photo.” Soit elle pose. Je n’aime pas trop ce genre d’images. Les gens n’aiment pas qu’on “vole” les photos de manière générale en Afrique. Pourtant, ce sont dans ces situations que les gens sont les plus authentiques. Les femmes, surtout. Il y a une grâce, une élégance, dans la gestuelle. Mais on est toujours perçus comme ethnocentrés ou colonialistes avec notre appareil photo. Le Japon ou les États-Unis constituent un eldorado pour les photographes : les gens ne prêtent aucune attention aux objectifs.
Dans les rues d’Oran, les gens réagissent, ne sont pas toujours d’accord. J’avais seulement six jours sur place, trois à Oran, trois autres à Alger. Ce n’est pas beaucoup. Mais j’ai toujours constaté que c’est une bonne durée pour conserver un regard neuf, un peu naïf. Au quatrième, on commence à fatiguer. Ou alors, il faut s’imprégner, comme Lévi-Strauss, mais dans ce cas il faut rester trois mois minimum !
Que dit ce projet sur les relations franco-algériennes ?
Kamel m’avait dit quelque chose qui m’a beaucoup fait réfléchir : “Il n’y a pas beaucoup d’images sur l’Algérie, on me demande souvent à quoi ressemble mon pays lorsque je fais des débats ou des conférences à l’étranger.” J’ai réalisé qu’il avait raison. Ce fut un grand bonheur pour moi d’y retourner et de faire des photos. Beaucoup de gens ne connaissent pas Alger. C’est une ville immense. On se croirait rue de Rivoli ou boulevard Haussmann. Ce n’est pas du tout une ville pauvre. Le front de mer est incroyable. Les gens sont gentils, généreux. C’est un peu triste que nos deux pays entretiennent de telles relations. Nous nous connaissons tellement bien. On me demande souvent mon avis sur l’état des relations franco-algériennes. C’est très simple : je prends mon téléphone et je demande à Kamel comment il va. La langue française, c’est un peu comme le Leica et la photo, ça se fait de manière très naturelle.
À voir
Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019, Institut du Monde arabe, jusqu’au 17 juillet.
À lire
Raymond Depardon, Kamel Daoud, Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019, Barzakh/Images Plurielles, 232 pages, 134 photos, 35 €.