Critique

La Tendresse de Julie Berès : à cause des garçons

23 mars 2022
Par Félix Tardieu
La Tendresse (2021)
La Tendresse (2021) ©Axelle de Russé

La metteuse en scène Julie Berès avait fait sensation avec Désobéir (2017), spectacle où quatre comédiennes clamaient tour à tour leur insoumission face aux attendus de la société. La Tendresse complète audacieusement ce diptyque, brossant cette fois-ci le portrait d’une jeunesse en plein questionnement à travers son pendant masculin.

Monté pour la première fois à Aubervilliers en 2017, Désobéir met en scène quatre jeunes femmes issues de l’immigration et dont les trajectoires personnelles prennent racine dans les innombrables témoignages recueillis au préalable par Julie Berès et son équipe. Ce travail rigoureux et méthodique fournira la matière première de Désobéir, un spectacle écrit avec la complicité du dramaturge Kevin Keiss et de la romancière Alice Zeniter. Dans Désobéir, les quatre comédiennes présentes sur le plateau font preuve d’une rare intensité et d’un engagement à toute épreuve, brouillant la frontière entre l’expérience réelle et l’incarnation d’un personnage. Peu importe, au fond, de savoir quelle actrice interprète sa propre histoire et laquelle s’approprie celle d’une autre ; car toute la force de la pièce est précisément de ne jamais épuiser les ressources dramaturgiques de son matériau d’origine, la scène jouant alors ce rôle de catalyseur, de révélateur puissant de l’expérience intime à la source du texte.

Fort de son succès, Désobéir continue d’être joué aujourd’hui et se voit à présent complété par La Tendresse, pensé comme le deuxième volet d’un diptyque théâtral consacré à une jeunesse interrogeant ses rapports au genre, à l’héritage culturel, aux stéréotypes et au nuage de normes morales et esthétiques constamment projetées sur elle. La Tendresse reprend peu ou prou le même dispositif de mise en scène et se calque sur ce rythme commun, comme si les deux pièces – qui peuvent être vues séparément sans que cela ne nuise aucunement à leur appréciation – se synchronisaient soudainement. 

Désobéir (2017) ©Willy Vainqueur

Tout comme dans Désobéir, les personnages débarquent tandis que les spectateurs discutent encore. Les comédiens investissent la salle, la dévisagent, la prennent en otage.

Ça crie, ça danse, ça écrit à la craie sur les murs, ça cambriole l’attention, ça crée le lieu de la parole et d’une écoute, ça aménage les possibilités d’une mise en scène à la fois énergique et évocatrice. Ces voix d’hommes s’entrechoquent, se répondent et se coupent, déversant pêle-mêle leurs expériences de la masculinité dans une sorte de « battle » des mots et des corps où la vulnérabilité et la sensibilité semblent bannies malgré la proximité physique des êtres. La scène devient littéralement l’arène où les personnages se libèrent, où les pulsions irréfléchies et la contorsion des corps, réfléchissant une forme de cloisonnement, sont contrebalancées par la frontalité des confidences. 

La Tendresse (2021) ©Axelle de Russé

La banalité du mâle

Julie Berès, une nouvelle fois accompagnée par Kevin Keiss et Alice Zeniter à l’écriture, également rejointe par la metteuse en scène Lisa Guez, alterne alors les scènes dansantes, de nouveau chorégraphiées par Jessica Noita, avec les interventions en solo, à deux ou à trois, avec ce même principe d’accumulation d’énergie et de décontraction déjà à l’oeuvre dans Désobéir, véhiculé entre autres par les jeux de lumière et les allers et venues du jour et de l’obscurité dans la salle. En un sens, La Tendresse a quelque chose de proprement musculaire ; c’est une création qui bat comme un cœur de l’effort au repos et vice versa.

Les huit comédiens – pour la moitié acteurs, pour l’autre danseurs – se succèdent ainsi sur le devant de la scène et se confient sur leur première fois, sur le rapport à leurs corps ; ils abordent les tabous de l’homosexualité, l’influence des images pornographiques sur la sexualité et plus largement les attentes que la société et leurs familles projettent sur eux. Ces corps élancés jouent alors des toutes les possibilités offertes par le décor unique de la pièce, sorte de terrain de jeu urbain où tous les déplacements sont permis ; espace propice à une liberté illimitée qui, avec cette allure de base militaire, convoque paradoxalement une certaine rigidité, un cloisonnement que la parole et le mouvement chercheraient à faire voler en éclats. 

La Tendresse (2021) ©Axelle de Russé

Du propre aveu de la metteuse en scène, La Tendresse n’est pas une création militante dont le programme serait de déconstruire la masculinité ; mais elle la traverse, elle en prend le pouls, elle la questionne et la démasque. Il est certes question de confronter la masculinité d’aujourd’hui à ses excès, à ses non-sens et au poids du patriarcat sur la condition des femmes. Julie Berès ne détourne aucunement son regard des sujets délicats comme le consentement, la misogynie, l’homophobie ou le viol, mais prend néanmoins soin de ne pas surinvestir ses personnages d’un discours engagé trop littéral qui amoindrirait la force de frappe du témoignage. Au contraire, la pièce – tout comme son autre versant, Désobéir – valorise de scène en scène cette théâtralité quasi spontanée du langage, de telle sorte que l’écriture de Julie Berès et de ses complices s’efface complètement derrière la nature « performative » de ce qui se joue.

« On ne naît pas homme, on le devient » : en aiguillant l’adage de Simone de Beauvoir vers les points aveugles de la masculinité, la metteuse en scène interroge  ce que peut encore signifier l’injonction à « devenir un homme » à notre époque. 

Infos pratiques

La Tendresse,Théâtre Gérard Philipe-CDN Saint-Denis du 16 mars au 1er avril, puis au Théâtre des Bouffes du Nord (Paris) du 4 au 22 mai 2022

Désobéir, du 31 mai au 4 juin à la Grande Halle de la Villette (Paris) puis du 15 au 26 juin au Théâtre du Rond-Point (Paris)

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Article rédigé par
Félix Tardieu
Félix Tardieu
Journaliste