L’auteur de bande dessinée Enki Bilal, grand prix du Festival de la BD d’Angoulême en 1987, revient aujourd’hui avec le troisième tome de Bug et présente parallèlement certaines de ses œuvres au Musée de l’Homme en miroir de l’exposition Aux frontières de l’humain. Rencontre.
Dessinateur hors pair, Enki Bilal se considère moins comme un visionnaire que comme un artiste témoin de son temps. Un temps où le réel semble avoir rattrapé la science-fiction à maints égards. Sa dernière série en date, Bug, est ancrée dans un monde biberonné au numérique et aux nouvelles technologies. Que se passerait-il si, sans aucune explication, toutes les fonctionnalités numériques cessaient tout à coup de fonctionner et si toutes les données existantes venaient tout simplement à disparaître ? Et si toute cette mémoire du monde se retrouvait soudainement piégée dans la conscience d’un seul individu, portant alors sur ses épaules tous les espoirs de l’humanité ? C’est là que commence Bug, série initiée en 2017 et dont le troisième tome vient de paraître.
À cette occasion, le Musée de l’Homme a convié l’artiste né à Belgrade en 1951 à une carte blanche faisant écho à la grande exposition du musée, Aux frontières de l’humain. Les dessins originaux et toiles grand format d’Enki Bilal prennent ainsi place au sein du foyer Germaine Tillion, au coeur du Palais de Chaillot, et offrent une précieuse entrée dans l’oeuvre protéiforme de l’auteur de Partie de chasse (1983) et de La foire aux immortels (1980), qui sera par ailleurs au centre d’un livre d’entretiens conduits par Christophe Ono-dit-Biot, Enki Bilal – Sublime Chaos (Casterman), à paraître le 27 avril prochain. Enki Bilal s’est confié à l’Éclaireur sur les thématiques qui traversent son œuvre et que l’on retrouve dans le troisième livre de Bug.
Votre œuvre dialogue beaucoup avec la notion de frontière, aussi bien au niveau des limites du corps humain que d’un point de vue géopolitique. D’où vient cette obsession ?
Je suis engagé dans ce même processus de création où chaque artiste développe sa matière et ses obsessions. On ne se pose pas forcément la question d’une stratégie, c’est une matière vivante avec laquelle on avance. Mais lorsque le Musée de l’Homme m’a proposé d’entrer dans le jeu d’une carte blanche et que j’ai commencé à m’interroger sur le choix des oeuvres que j’allais montrer, je me suis rendu compte que tout ce que j’avais fait jusqu’à ce jour était effectivement lié à cette thématique très vaste, à la fois politique, géopolitique, sociale, humaine et transhumaine de la frontière. En fin de compte, c’est la thématique de nos vies d’aujourd’hui, puisque nous sommes confrontés à cette course en avant qui est la caractéristique du mammifère suprême que l’on croit être.
En effet, cette thématique résonne étrangement avec l’actualité…
On est aux frontières de l’humain… et au bord du précipice ! Les deux vont ensemble : le précipice va de pair avec le parcours de l’humain depuis qu’il existe, qu’il conquiert la planète et les territoires, à mesure qu’il crée des sociétés et abuse du pouvoir. Ma présence dans cette exposition n’est au fond pas si originale, c’est tellement évident !
En France, on a tendance à mépriser l’image et l’imaginaire.
Enki Bilal
Au moment de la sortie du 2e tome de Bug, vous aviez avancé que « la science-fiction n’existe plus ». Que vouliez-vous dire par là ?
Ce que je voulais dire, c’est que ce que nous vivons aujourd’hui a été déjà imaginé ou suggéré il y a dix, vingt, trente voire cinquante ans dans des récits dits de science-fiction. J’ai toujours été un peu agacé par cette condescendance dans le monde de la culture et de l’édition par rapport à la science-fiction. On répète que c’est un « genre », comme le polar, et qu’au fond « ça ne peut pas exister ».
En France, on a tendance à mépriser l’image et l’imaginaire, alors qu’on est dans un pays qui a laissé l’école franco-belge de bande dessinée devenir l’une des plus belles du monde. C’est l’arbre qui cache la forêt : on autorise la bande dessinée mais malgré tout, l’image, c’est un peu dégradant. Il vaut mieux le verbe, le mot. C’est plus profond. Mais je ne suis pas du tout d’accord avec ça. Je pense que les deux peuvent parfaitement se compléter. D’autant que la science-fiction a produit des œuvres majeures, au moins à la hauteur des plus grandes œuvres littéraires classiques. C’est ça qui a fait qu’à un moment donné j’ai pu dire que la science-fiction n’existe plus, car c’est notre vie, c’est notre réel. Écrire sur le monde aujourd’hui, c’est quelque part être dans ce monde qu’on disait être de science-fiction il y a vingt ou trente ans de cela.
Je considère que les images qui proviennent d’une lecture sont très importantes.
Enki Bilal
Quelles œuvres ont nourri votre imaginaire ?
Mes premiers émois en littérature, c’est entre Jules Verne et Baudelaire. Ensuite, j’ai découvert les grands auteurs de science-fiction, de H.P Lovecraft à Roger Zelazny en passant par Frank Herbert, puis évidemment Philip K.Dick, Isaac Asimov, je pourrais en citer beaucoup d’autres. Tout cela a fabriqué chez moi une espèce de passion de l’imaginaire, de la vision prospective et du regard vers l’avant. Je considère que les images qui proviennent d’une lecture sont très importantes. C’est en ça que la science-fiction fait partie de la grande littérature. Par exemple, Hypérion de Dan Simmons est un chef-d’œuvre absolu qui produit des images extrêmement puissantes. Ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir produire des images…
Vous mélangez beaucoup les techniques dans votre travail (acrylique, pastel, encre, etc.). N’y voyez-vous pas une manière de matérialiser cette « hybridation » de l’humain que votre travail illustre ?
C’est vrai que la liberté que je m’octroie dans la technique et l’évolution des formats va de pair avec le thème lui-même. Si j’avais trop « cerné » mon dessin, si j’avais gardé la technique classique de la bande-dessinée avec l’encre de Chine et ce côté bien propret, je n’aurais jamais cherché à casser les barrières et à ouvrir les frontières… Les deux vont parfaitement ensemble, la thématique et la manière de la traiter. À ce niveau-là, l’hybridité est tout à fait au cœur de mon travail.
En contemplant certaines cases, on a d’ailleurs l’impression de faire face à des véritables toiles dont certaines tendent vers l’abstraction.
C’est vrai, mais il y a toujours une dynamique narrative. Par hasard, je suis tombé sur une critique qui, en parlant de Bug, disait que mon dessin était trop statique. Ça ne m’intéresse pas de faire du manga ou de la BD classique constamment en mouvement. Je préfère une narration avec des ellipses, dans laquelle ce côté « statique » est absolument volontaire. J’ai l’impression d’avoir quitté la bande dessinée. J’accepte la critique, mais je crois que je ne fais pas la même chose que ce qu’attendent certains spécialistes. Je ne suis plus du tout dans les règles de cet art qui me passionne par ailleurs.
Qu’est-ce que Bug raconte sur votre propre rapport à la technologie et au numérique ?
Cette technologie du numérique, cette nouvelle doxa qui s’est imposée à une vitesse incroyable continue de tout accélérer. C’est vertigineux, c’est fascinant, mais comme toute grande invention, il y a un côté sombre. On se rend compte qu’on est aujourd’hui dans une situation délicate où le numérique constitue un élément de la guerre du futur.
L’autre danger, peut-être plus insidieux, c’est la démission de l’humain face à sa propre mémoire. C’est un dégât collatéral dont je suis moi-même conscient : quand je lisais la presse papier, je prenais le temps de lire, de découper un article, le mettre de côté, etc. On continue de le faire sur Internet, mais cette immatérialité fait que l’on finit par l’oublier. On accumule les faillites en quelque sorte. Tout est bien stocké dans un fichier, mais le cerveau ne fonctionne plus de la même manière, il délègue à la mémoire vive au lieu de travailler de manière vivante… Aujourd’hui, c’est la « mémoire vivante » qui est en danger.
Bug s’inscrit dans un avenir où la mort ne semble même plus constituer un obstacle au transhumanisme. Ne devrait-elle pas au contraire constituer cette frontière indépassable, ce dernier rempart éthique et « esthétique » qui fait de nous des êtres humains ?
Il y a ceux qui essayent de la dépasser justement. Vaincre la mort, c’est tout à fait dans la logique de l’humain. L’ultime frontière, c’est bien celle-là. Je crois qu’aujourd’hui il y a entre 200 ou 300 personnes cryogénisées dans le monde. Mais ces gens qui investissent des fortunes le font avant tout pour eux-mêmes, en espérant que la science pourra un jour les rendre immortels, ou du moins les prolonger.
Je le prends avec beaucoup de dérision dans Bug. Cela me permet d’abord d’éviter de montrer la violence et le chaos qui découlerait effectivement d’un tel bug. Il ne se passerait pas du tout ce qui se passe dans mon histoire. Avant d’en arriver là, il y aurait eu un chaos absolument mondial et des violences qu’il n’est même pas la peine d’imaginer. Le côté réaliste ne m’intéresse pas. Bug rejoint la fable où l’on peut continuer à imaginer que les gens ont encore des relations à peu près normales, avec l’absence de cette addiction et l’obligation de s’adapter à un nouveau monde.
Malgré l’ironie, il reste donc une lueur d’espoir. C’est ce que représente ce bleu qui recouvre progressivement le corps du personnage principal ?
Ça, vous le saurez à la fin (ndlr cinq tomes sont pour l’instant prévus) ! C’est un bleu encore mystérieux. On se demande d’où vient cette tâche bleue sur son visage et ce qu’est cette créature bleue logée dans son corps, de même que cette nébulosité bleue qui s’approche de la Terre. Je sais évidemment ce que ces éléments vont devenir : pour l’instant, c’est certes inquiétant, mais en tout cas ce n’est pas malsain comme le bleu dans Tykho Moon (1996), mon deuxième film, où Michel Piccoli jouait un dictateur frappé par la maladie. Là, on est dans quelque chose de différent. Le bleu peut revêtir différentes fonctions dans mes récits. Il y a certes de l’inquiétude mais aussi un mystère autour de ce bleu-là… Peut-être un peu de poésie.
Enki Bilal, Bug, Livre 3 (Casterman), paru le 16/03/2022