Reparti de la dernière Mostra de Venise avec les Prix Orizzonti du meilleur réalisateur (Éric Gravel) et de la meilleure actrice (Laure Calamy), À plein temps est un film social de pure tension qui s’essouffle à force de vouloir nous entraîner dans son élan.
Julie, incarnée par l’inarrêtable Laure Calamy – révélée au grand jour dans la série Dix pour cent et qui n’a aujourd’hui plus de mal à figurer en tête d’affiche, à l’instar d’Antoinette dans les Cévennes (Caroline Vignal), qui lui a valu le César de la meilleure actrice en 2021 – élève seule ses deux enfants loin de Paris et bataille pour garder son emploi de femme de chambre dans un grand hôtel parisien à côté de la Gare Saint-Lazare : alors que Julie vient tout juste de dégoter un entretien pour un poste qui semble mieux lui correspondre, une grève massive s’abat sur les transports et contraint Julie à jouer des coudes pour ménager les attentes de son travail, la garde de ses enfants et la préparation à son entretien d’embauche.
Le cadre est ainsi posé : des enjeux tangibles, un personnage ancré dans l’âpre réalité du quotidien, une société paralysée en toile de fond et un geste cinématographique ramené à sa forme la plus pure, à savoir un film d’action au sens le plus strict du terme – ne pas s’attendre ici à des scènes rocambolesques, mais plutôt à la trajectoire d’une femme prise dans un mouvement sans fin et s’intensifiant à mesure que l’étau se resserre autour d’elle. Le réalisateur franco-québécois Éric Gravel, qui signe ici son deuxième long-métrage après Crash Test Aglaé (2017), déploie une mise en scène épurée, dépouillée de tout propos théorique trop appuyé et évitant les écueils d’un cinéma apitoyant et moralisateur.
À bout de souffle
À plein temps est un film sans fioritures, presque par essence, filant droit au but et misant pour beaucoup sur sa redoutable efficacité narrative, le film durant moins d’une heure et demie et évacuant toute potentielle intrigue qui entraverait son rythme effréné. Éric Gravel fait reposer le récit de cette femme à bout de bras sur une mise en scène dynamique et réglée comme du papier à musique : steadicam, zoom ou travellings, la caméra d’Eric Gravel ne lâche pas d’un pouce Laure Calamy, qui confirme une fois de plus qu’elle est une actrice de premier plan, pour ne pas dire de tous les plans tant la caméra semble graviter autour d’elle et de ses déplacements, de ses accélérations, de ses respirations. Calamy est en quelque sorte le principe moteur du film, sa force d’attraction ; c’est elle qui lui confère son élan vital. Eric Gravel alterne alors les échelles de plans et les focales, resserrant progressivement le champ sur le personnage de Julie à mesure que sa course s’accélère, profitant par exemple du passage d’une silhouette au premier plan pour cacher la coupe et se rapprocher de son visage anxieux sans nuire à la fluidité du film.
Mais là où À plein temps n’éprouve aucun mal à installer son dispositif, aidé notamment par la musique électro d’Irène Drésel calquée sur le rythme de Julie – rappelant à certains égards la cadence de certains films des frères Safdie (Good Time, Uncut Gems) ou bien les bandes-originales de Trent Reznor & Atticus Ross (The Social Network, Watchmen) – on peut au contraire déplorer la relative absence d’une véritable intensité dramatique qui engagerait pleinement le spectateur dans la spirale infernale dans laquelle le personnage de Laure Calamy est aspiré. Tout l’inverse d’Une femme du monde de Cécile Ducrocq, sorti en décembre dernier, où Calamy – qui concourait encore une fois au César de la meilleure actrice pour son rôle – collait à la peau de son personnage de Marie, une travailleuse du sexe luttant jour après jour pour pouvoir financer les études de son jeune fils, Adrien. A la différence d’À plein temps, Une femme du monde prenait le temps d’étudier les relations entre les personnages, de replacer la condition de Marie dans une problématique plus large et d’injecter suffisamment d’éléments de scénario pour tenir le spectateur en haleine.
Au fond, où le film ambitionne-t-il de nous emmener une fois que la machine est en marche, que la course contre la montre est enclenchée et que le réalisateur a fini d’exposer, en quelque sorte, les conditions de l’expérience ? À plein temps se repose alors essentiellement sur la virtuosité de sa mise en scène et sa concision : très appliqué à investir le spectateur de sa dimension « immersive », au cœur de l’action, le film en oublie presque son propre personnage en cours de route. A l’image de Julie passant son temps à courir derrière les trains, à faire du stop pour se rendre à son travail ou retourner auprès de ses enfants, le film semble finalement en retard sur lui-même, comme impuissant à embarquer pleinement le spectateur dans le cauchemar éveillé d’un personnage principal peu approfondi. Ce léger décalage permanent porte logiquement atteinte à la réussite d’À plein temps, film qui ne fait aucunement du sur-place, loin de là, mais qui semble en revanche souffrir de ce léger contretemps.
À plein temps de Eric Gravel – 1h27 – avec Laure Calamy, Anne Suarez, Geneviève Mnich, Cyril Gueï – en salles le 16 mars 2022