La reine des séries américaines est de retour. Après la très populaire Chronique des Bridgerton, Shonda Rhimes choisit, avec Inventing Anna, de s’ancrer dans le réel. Enfin, rien n’est moins sûr. Car, dans l’histoire de cette jeune femme parvenue à arnaquer les hautes sphères new-yorkaises, difficile de démêler le vrai du faux.
« Cette histoire est complètement vraie… Excepté les parties qui ont été totalement inventées. » Au début de chaque épisode, l’avertissement est lancé. Il faut dire que la série – dont seulement les six premiers épisodes ont pu être visionnés en avant-première – ambitionne de retracer le parcours d’une professionnelle du mensonge.
Qui est vraiment Anna Delvey ? Personne ne semble avoir entendu parler de cette riche héritière allemande, bien décidée à vivre son rêve américain. Pourtant, la supposée multimillionnaire capricieuse et narcissique parvient à s’intégrer au gotha new-yorkais… Et à le dépouiller. En réalité, le nom d’Anna n’est pas Delvey, mais Sorokin. Et Anna Sorokin n’est ni allemande ni héritière. La jeune femme est en fait née en Russie, au sein d’une famille modeste.
En 2018, Jessica Pressler, une journaliste, révèle au grand public les détails de ce parcours incroyable dans un article du magazine New York intitulé « How Anna (Sorokin) Delvey Tricked New York’s Party People ». C’est sur l’enquête de cette journaliste que se base la série de Shonda Rhimes (connue pour ses nombreux shows à succès, dont La Chronique des Bridgerton, Grey’s Anatomy, Scandal…), en décrivant la fascination exercée par cette femme de 25 ans qui a réussi à duper avocats et banquiers de renoms grâce à un seul talent : sa maîtrise des apparences.
Quand mentir devient un mode de vie
Car les apparences, c’est la spécialité d’Anna. Aux yeux du monde extérieur, il n’y a aucun doute : cette blonde délurée et drapée de vêtements de luxe – parfaitement incarnée par Julie Garner – fait partie d’un cercle privilégié. Comment pourrait-il en être autrement d’une personne qui laisse de si gros pourboires, qui voyage en jet privé, qui s’habille avec les marques de haute couture les plus chères et qui loge dans les plus beaux palaces ?
Manipulatrice hors pair, la fausse jeune héritière se met à vivre une vie de luxe aux frais de ses connaissances. Et surtout de son petit ami Chase, qui va l’entretenir, d’abord sans s’en rendre compte. Il faut dire qu’Anna a toujours une excuse : son père lui a coupé les vivres, ses cartes bancaires européennes ne passent pas… Et personne n’y fait vraiment attention, parce que quand on est riche, l’argent ne compte plus vraiment.
C’est là le secret d’Anna : elle connaît les codes de la vie mondaine, et elle va les utiliser pour s’y incruster. Comment s’habiller ? Quoi manger, et où ? Quel genre d’art faut-il aimer ? Quels hôtels fréquenter ? Anna a la réponse à chacune de ces questions. Et elle ne se prive pas de partager chacun de ces moments hors de prix sur Instagram, les réseaux sociaux faisant partie intégrante de son ascension vers la renommée.
Very Important Arnaqueuse
Pour Anna, l’argent (des autres) n’est qu’un tremplin. Son véritable objectif : devenir célèbre. Dès le premier épisode, elle pose le décor. « Je suis une légende, une idole », assure-t-elle. Pour cela, elle souhaite créer une fondation d’art contemporain sur le modèle d’un club V.I.P., l’Anna Delvey Fondation. Grâce à sa maîtrise parfaite des apparences, son carnet d’adresses s’étoffe… Jusqu’à lui ouvrir les portes de la forteresse.
D’abord infiltrée dans le milieu de la fête et dans les lieux les plus sélectifs, l’arnaqueuse s’attaque ensuite à Wall Street. Pour bâtir son empire de l’exclusivité, elle parvient à s’entourer des plus réputés dans tous les domaines, qu’ils soient bancaires (elle est à deux doigts d’obtenir un prêt de 20 millions de dollars grâce à son avocat, le plus que réputé et crédible Alan Reed) ou immobiliers (elle convoite un des plus beaux bâtiments de la Grosse Pomme, au 281 Park Avenue South, auprès du roi de l’immobilier local, Aby Rosen).
Un monde de faux-semblants
Malgré toutes ces manipulations, les victimes d’Anna sont difficiles à plaindre. Parce que dans ce monde à part, elle est loin d’être la seule à jouer un rôle. C’est même la vanité extrême de ces riches Américains qui constitue la faille dans laquelle s’engouffre l’escroc. Exemple type de cette bourgeoisie hypocrite : le personnage de Nora (Kate Burton). Officiellement à la tête de plusieurs associations caritatives, en vérité maîtresse incontestée de la mondanité, Nora préfère ne pas porter plainte pour éviter une humiliation publique, alors qu’Anna l’a allégée de 400 000 dollars.
Tout le monde joue un rôle pour protéger son image. L’avocat d’Anna, d’origine modeste, qui se réjouit que cette grosse affaire l’aide à gagner un statut dans le monde aisé de sa femme ; Chase, l’ex-petit ami d’Anna, qui accepte de se confier à une journaliste pour éviter qu’elle n’écrive que c’est lui l’arnaqueur (et qui en profite même pour tenter de redorer son blason dans la presse) ; et même la juge qui, elle aussi, donne son témoignage aux médias pour éviter de passer pour une incompétente et de voir sa réputation ternie.
Si l’argent ne compte plus quand on en a autant (Nora parvient à se faire rembourser les 400 000 dollars usurpés, car elle est amie avec la PDG d’une banque), il y a bien une chose qui ne peut pas s’acheter et sur laquelle on ne peut pas mentir : la réputation. Un état de fait parfaitement incarné par le personnage d’Alan Reed. L’avocat abusé perd de l’argent, mais ce n’est pas le pire pour lui. Ce sont sa crédibilité et sa réputation qui lui glissent entre les doigts. Conséquence : il perd sa place V.I.P. à son club de sport… Une répercussion qui peut paraître futile au commun des mortels, mais qui est lourde de symboles pour cet homme influent.
Une histoire de faussaires ancrée dans la réalité
Cette représentation du fossé entre les riches et les personnes ordinaires est extrêmement réaliste et bien représentée. La façon dont ceux qui ont de l’argent sont indifférents à sa perte, d’abord. Mais aussi les différences criantes entre les deux mondes. Dans l’un, on n’hésite pas à s’acheter des petites culottes à 50 dollars, tandis que dans l’autre, on trime chaque jour pour économiser le moindre centime, comme Neff (Alexis Floyd), la concierge d’hôtel. Amie avec Anna, elle subira d’ailleurs son mépris de classe.
Cette histoire a beau être celle d’hypocrites en puissance, elle n’en est pas moins le reflet d’une certaine vérité. Inégalités de classe, misogynie du monde des affaires, sexisme dans les médias (notons que Vivian, la journaliste qui enquête sur Anna Delvey, jouée par Anna Chlumsky, doit elle aussi se battre pour sa réputation, son rédacteur en chef lui ayant laissé l’entière responsabilité d’une erreur journalistique) ou réalité des couples modernes (avec des hommes qui n’hésitent pas à montrer leur vulnérabilité, et des femmes intéressées par leur carrière). Shonda Rhimes, comme à son habitude, tape juste à chaque fois, sans trop en faire.
La mise en scène reflète également, par son hyperdynamisme, ce monde rapide et superficiel qu’est New York. Le split screen, les prises de vue depuis le haut, la musique RnB rythmée, les incrustations tarantinesques de noms de personnages, de magazines de presse ou de posts Instagram à l’écran… Tout nous rappelle que nous sommes dans un monde qui va vite, très vite. Et heureusement, parce qu’il faut bien ça pour compenser les très (trop) longs épisodes, d’une heure chacun. C’est le point faible de la série : même si on aimerait la binge-watcher, le format complique les choses.
Malgré ça, la narration réaliste et rythmée est appuyée par un casting talentueux. On retrouve avec plaisir de nombreux acteurs et actrices habituées de Shondaland, la maison de production de Shonda Rhimes, notamment Katie Lowes et Jeff Perry (Scandal). Anna Chlumsky, dans le rôle de Vivian, accroche l’écran en journaliste coriace et en quête de réhabilitation. Le personnage d’Anna, aux allures de mannequin hautain, est mis en valeur par la vision, derrière la caméra, de David Frankel, réalisateur du Diable s’habille en Prada. Un habitué des défilés de mode, donc. Julie Garner incarne parfaitement une Anna Delvey odieuse, à la voix aiguë insupportable, capricieuse, méchante et arrogante. Il faut dire qu’elle a pu s’inspirer directement du vrai personnage, elle et Shonda Rhimes lui ayant rendu visite plusieurs fois en prison.
Car représenter la réalité consiste aussi à montrer les côtés moins flatteurs d’un personnage. Quand le masque tombe, Anna ressemble moins à une représentante éduquée de la haute société qu’à une ado immature et peu sûre d’elle, habituée du chantage au suicide et collée à son téléphone quand les circonstances ne tournent pas en sa faveur. Pas étonnant, donc, que la véritable Anna Sorokin refuse de regarder la série, comme elle l’a déclaré début février dans la revue Insider.
« Il ne semble pas que je regarderai Inventing Anna de sitôt. Rien ne m’attire dans le fait de voir une version fictive de moi-même dans ce contexte d’asile d’aliénés criminels. »
Anna Sorokin
Difficile de savoir si les détails de l’enquête journalistique correspondent à la réalité. En tout cas, l’histoire de l’escroquerie perpétuée par Anna semble plutôt fidèle aux faits telle qu’elle est racontée par Shonda Rhimes. Chose que la vraie Anna ne souhaite visiblement pas assumer… Difficile de faire face à la réalité, quand on est une menteuse patentée ?