Après Carbone & silicium (2020), Mathieu Bablet est de retour avec le one-shot Silent Jenny, une œuvre dense, poétique et pleine d’espoir. À l’occasion de sa parution, ce 15 octobre, L’Éclaireur a rencontré l’auteur et dessinateur afin de parler du projet, de ses inspirations mais aussi de l’évolution de la SF contemporaine en tant que levier positif. Rencontre.
Comment est né le projet Silent Jenny ? D’où vient cette envie de bande dessinée ?
La BD est née d’une envie de science-fiction tournée vers l’écologie. Après Shangri-La (2016), qui explorait la SF spatiale, et Carbone & silicium, plus centrée sur la robotique, je voulais aborder un autre pan du genre : celui de l’effondrement du vivant. L’idée de parler de la disparition des insectes pollinisateurs m’a semblé évidente, parce que c’est un sujet d’actualité, mais aussi un bon point d’ancrage pour raconter un monde post-apocalyptique qui ne soit pas un énième survival à la Mad Max. Je voulais une SF plus organique, portée sur le vivant.
Ce thème s’inscrit dans une continuité avec vos précédents albums. Qu’est-ce que Silent Jenny dit de votre vision du monde ?
Je pense que ça s’inscrit dans une remise en question de la science-fiction actuelle. J’essaie d’écrire des mondes qui abordent les problèmes du réel sans tomber dans le défaitisme. Pour moi, la SF doit proposer des pistes d’avenir, des dynamiques de transformation, de réinvention. Ce n’est pas tant une question d’optimisme, mais plutôt de réenchantement. Je veux m’inscrire dans un monde qui a besoin d’être réenchanté. On peut parler de l’effondrement sans tout peindre en noir. Je voulais montrer des dynamiques de groupe et de transformation de société qui puissent nous permettre de nous projeter vers l’avenir.
« Dans ma tête, Silent Jenny, c’est d’abord un film d’animation. »
Mathieu Bablet
La réalité et la fiction s’entremêlent beaucoup dans vos récits. Comment gérez-vous cet équilibre à l’écriture et au dessin ?
C’est un vrai numéro d’équilibriste. La réalité, ce sont les intentions de départ, ce qui nourrit l’élan créatif. Mais il ne faut pas que ça prenne le pas sur la narration. L’histoire et les personnages doivent rester vivants, crédibles, et pas juste des porteurs de messages. Quand on écrit, il faut constamment vérifier que le propos ne phagocyte pas l’émotion ou l’aventure. En même temps, si le message de départ est fort, il irrigue naturellement chaque séquence et chaque personnage. L’enjeu, c’est de garder cette subtilité : que le lecteur ressente le fond sans qu’on le lui martèle.
On parle de crise climatique, de crise écologique, de message à faire passer. Peut-on dire que Silent Jenny est une BD engagée ?
J’espère, oui. Pour moi, c’est même le rôle fondamental de la science-fiction. Aujourd’hui, beaucoup de thématiques SF ont rattrapé notre quotidien, au point qu’il est parfois difficile de distinguer la prospective du réel. Si la science-fiction n’a pas ce petit rôle de questionnement ou d’alerte, elle devient inoffensive. Et ce n’est pas son but.
La science-fiction est-elle donc le meilleur terrain pour faire passer des messages, selon vous ?
C’est le terrain de la métaphore par excellence – sociale, politique, économique ou écologique. La SF permet d’explorer des idées, de tester des futurs possibles. Rien que pour ça, elle reste essentielle.
« Trouver du beau dans le désastre, c’est un moteur fort pour moi. »
Mathieu Bablet
Quelle vision avez-vous de la science-fiction d’aujourd’hui ?
Je la trouve en plein renouveau. Des courants comme le Solarpunk ou le Hopepunk apportent une vraie bouffée d’air frais. Des autrices comme Becky Chambers, la reine de la SF contemporaine, ou, avant elle, Ursula K. Le Guin, ont ouvert la voie à une science-fiction plus humaniste, moins centrée sur la technique, voire moins académique. C’est ce courant-là qui m’intéresse aujourd’hui, celui qui s’empare des problématiques actuelles pour proposer autre chose que le désespoir.
Vous mettez en scène un personnage féminin. Comment abordez-vous ce choix en tant qu’auteur et illustrateur ?
C’était un choix conscient. Comme beaucoup, j’ai longtemps eu le réflexe d’écrire des personnages masculins, parce que la majorité de la fiction le fait. Il y a donc eu un petit travail de déconstruction. Je suis aussi conscient qu’on ne peut pas être neutre quand on raconte quelque chose. Les représentations comptent, d’autant que les livres restent.
Pour Silent Jenny, j’ai cherché une écriture crédible sans m’interdire quoi que ce soit. Je ne parle pas de sujets que je ne connais pas. Par exemple, à travers Silent Jenny, je n’aurais pas pu parler de harcèlement de rue, car je n’aurais pas été légitime, mais j’essaie de trouver ce qui est universel, quelque chose qui peut parler à tout le monde, quel que soit son genre ou son orientation : la santé mentale, les difficultés à vivre en société, à se relier aux autres, à se réparer. Ces émotions-là parlent à tout le monde, quel que soit le genre.
L’univers de Silent Jenny est sombre, mais aussi d’une grande beauté. Quelles ont été vos inspirations ?
Il y en a deux principales : Miyazaki et Death Stranding. Chez Miyazaki, notamment dans Nausicaä de la vallée du vent (1984), j’aime cette idée d’un monde corrompu, mais visuellement magnifique. Trouver du beau dans le désastre, c’est un moteur fort pour moi. Le jeu vidéo Death Stranding m’a beaucoup inspiré par sa manière d’aborder la solitude, la connexion, et par sa contemplation du paysage. Ces deux influences se retrouvent clairement dans Silent Jenny.
Vous évoquez le cinéma de Miyazaki, mais la BD est elle-même très cinématographique dès sa première case et sa séquence introductive. Est-ce quelque chose qui vous a guidé dans le graphisme ou est-ce inconscient au regard des références que vous citez ?
Probablement un peu des deux : conscient et instinctif. Le cinéma est le médium qui m’inspire le plus. Quand j’écris, je pense les scènes comme des séquences de films plutôt que comme des successions de cases. Je réfléchis à la lumière, à la composition, à la couleur, comme le ferait un chef opérateur. Ensuite, je traduis ça en bande dessinée. Dans ma tête, Silent Jenny, c’est d’abord un film d’animation.
Vous introduisez aussi des respirations dans votre BD, notamment avec les dessins d’enfants. Pourquoi ce choix ?
C’est une question de rythme. Sur 300 pages, il faut savoir ménager des pauses, sinon on perd le lecteur ou la lectrice. Ces respirations permettent de souffler, d’absorber ce qu’on vient de lire avant de replonger et de créer des ruptures. Ces dessins d’enfants racontent aussi quelque chose : ils dévoilent la psychologie de Jenny, la manière dont elle perçoit son monde. C’est une façon douce d’en dire plus sans passer par les mots.
Ces 300 pages ont représenté quatre années de travail. Qu’est-ce que Silent Jenny vous a appris ?
C’est la première fois que je me sens vraiment à l’aise. Avant, chaque projet était une lutte : le scénario, le dessin, la couleur… Là, j’ai eu le sentiment d’avoir franchi un cap, d’être en pleine maîtrise de mon art. Ça m’a donné confiance. Silent Jenny, c’est un palier. Pour la suite, je sais désormais que j’ai atteint une forme de stabilité dans mon travail, autant sur le fond que sur la forme.
Et justement, quelle est la suite ?
Après quatre ans dans cet univers, j’ai besoin de souffler. J’ai exploré dans la SF ce que je voulais exposer pour le moment. Mon prochain projet sera également un one-shot, mais cette fois dans un autre genre : la fantasy. Une respiration avant, peut-être, de revenir un jour à la science-fiction.
Silent Jenny, de Mathieu Bablet, fait partie de la sélection du Prix BD Fnac France Inter 2026.