Critique

Kolkhoze d’Emmanuel Carrère : il était une fois dans l’Est

03 septembre 2025
Par Léonard Desbrières
Emmanuel Carrère présente “Kolkhoze”.
Emmanuel Carrère présente “Kolkhoze”. ©Hélène Bamberger pour les éditions P.O.L

[Rentrée littéraire 2025] Cinq ans après la déception Yoga, Emmanuel Carrère signe un retour au roman très attendu. Et convainc avec une œuvre kaléidoscopique dans laquelle la vertigineuse histoire de sa famille maternelle se mêle aux grands drames du XXe siècle. Le portrait d’une femme hors du commun et, en creux, d’un fils qui rêvait d’être écrivain. Critique.

Familles, je vous aime ! Voilà comment on pourrait résumer, à rebours de la célèbre phrase d’André Gide dans Les nourritures terrestres (1897), le leitmotiv de cette rentrée littéraire qui voit une grande majorité de romanciers s’élancer dans les couloirs du temps pour percer les secrets de leur lignée, pour explorer la question de l’héritage, de la transmission et donc sonder le lien mystérieux qui unit les générations. Parfois aussi pour tenter de comprendre ce qui se cache derrière les traumas et les omissions. Jakuta Alikavazovic avec Au grand jamais, Anne Berest et son Finistère ou Laurent Mauvignier, de retour avec La maison vide, signent parmi les livres les plus puissants de la rentrée. Ils sont le symbole d’une littérature française qui a fait de la famille la question brûlante de notre temps.

« Plus tant mes amis et mes amours que mes parents et mes enfants, l’enfant que j’ai moi-même été. »

Emmanuel Carrère
Kolkhoze

Se livrer sans se perdre

À leurs côtés, un revenant dans les vastes contrées du roman. Si V13 (2022), chronique judiciaire étourdissante du « procès-monstre » des auteurs de l’attentat du 13 novembre 2015, avait réussi à faire passer notre déception, le ratage Yoga (2020) et sa cohorte de polémiques entachait à nos yeux l’œuvre éblouissante d’Emmanuel Carrère. Cinq ans après, il prouve avec maestria qu’on peut se livrer sans se perdre dans les mirages de l’autofiction, en faisant vibrer les cordes sensibles de l’universel. Dès les premières pages, une confession de l’écrivain comme une envie d’ouvrir un nouveau chapitre, ou plutôt de revenir à une littérature verticale, celle d’Un roman russe, pour raconter « plus tant mes amis et mes amours que mes parents et mes enfants, l’enfant que j’ai moi-même été ».

2 octobre 2023. La veille de l’hommage national rendu dans la cour d’honneur des Invalides à sa mère, Hélène Carrère D’Encausse, historienne renommée de la Russie, première femme secrétaire perpétuelle de l’Académie. Emmanuel Carrère commence à débarrasser le fastueux appartement de fonction de ses parents, quai de Conti, et tombe dans le bureau de son père, qui s’éteindra quelques mois plus tard, sur les dossiers qui renferment une des obsessions de sa vie : la généalogie. Et plus particulièrement celle de sa femme, issue d’une lignée aussi faste que chaotique. Animé par une peine que les auteurs purgent en écrivant, il y voit un signe et le point de départ d’un livre : « Il m’aurait fallu des années pour rassembler le quart de ce qu’a rassemblé mon père, et qu’il me lègue. Tout est prêt, classé, rangé, les personnages identifiés, leurs biographies résumées, leurs portraits légendés. Comme si, de là où il est, mon père me disait : à toi, maintenant. »

Le livre-monde d’un écrivain retrouvé

Bien sûr, il ne fallait pas s’attendre de la part d’Emmanuel Carrère à une simple fresque familiale dans les pas de sa mère. Kolkhoze se présente rapidement comme une mosaïque d’instantanés qui maltraite la linéarité du récit et s’affranchit de la chronologie. Un livre caméléon qui se pare de nombreux atours. Celui de la saga romanesque, quand l’auteur retrace la folle destinée de sa mère née à Paris en 1929 d’un père apatride, philosophe géorgien – « malheureux constitutionnel » qui abandonnera sa famille avant d’être fusillé pour collaboration –, et d’une mère apatride elle aussi, issue de la noblesse russe, mais obligée de fuir la Révolution bolchévique.

Celui de l’introspection, quand il cherche à dénouer sa place dans ce barnum familial et le lien qui l’unit à une femme aussi fascinante qu’écrasante. Celui de la réflexion méta, aussi, sur le rôle de l’écriture, sa vocation d’écrivain et la fabrication même du livre qu’on est en train de lire. Enfin, celui de la chronique d’un monde qui s’écroule après l’invasion de l’Ukraine, tragédie que l’historienne russophile a eu bien du mal à appréhender.

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Pour façonner cet imposant livre-monde de près de 600 pages, Emmanuel Carrère a puisé dans ses souvenirs d’enfance, épluché les archives familiales – notamment les mémoires de son oncle et mentor, Nicolas –, relu les œuvres de sa mère et retranscrit leurs derniers échanges. Le livre ne manque pas de personnages truculents, comme Niko, « le Victor Hugo géorgien », ou d’anecdotes croustillantes comme la première invitation de l’écrivain à Apostrophes, une spéciale parent-enfant mémorable partagée avec sa mère.

Au fil des pages, le portrait maternel se dévoile d’ailleurs en clair-obscur. Face à cette femme hors du commun, si difficile à cerner – aimante avec ses enfants, mais distante avec son mari, intellectuelle à la stature parfois trop imposante pour son entourage, une amoureuse de la Russie qui n’a pas su prédire les drames à venir –, Emmanuel Carrère ne cesse d’osciller. Sa plume, en tout cas, apparaît retrouvée et la noirceur autocentrée de Yoga cède la place à un bonheur presque enfantin de raconter. C’est cette flamme qui fait tenir ce livre insaisissable, parfois déroutant, mais qui tire à lui seul presque toutes les ficelles du roman.

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