
Nouvel épisode de notre série d’entretiens au long cours avec les écrivains. Pour parler écriture et littérature, mais aussi pour percer la carapace de ces raconteurs d’histoire.
Un roman en deux tomes, près de 1 000 pages, deux époques en miroir, mais un seul et même tueur en série qui court toujours. Dans Sans soleil, Jean-Christophe Grangé raconte le Paris des années 1980, les fêtes au Palace, aux Bains Douches, mais surtout l’apparition du VIH qui sème la panique partout. 1982. Alors que les premiers cas de ce qu’on appelle encore « le cancer gay » se multiplient, un tueur sévit dans les clubs homosexuels de la capitale, découpant ses victimes à la machette. Pour démasquer le meurtrier, Patrick Swift, un drôle d’oiseau de la brigade criminelle s’associe à Daniel Ségur, docteur attitré de la communauté gay, et à Heidi, meilleure amie de la première victime. Leur traque va les emmener loin, très loin dans l’underground parisien jusqu’à un face-à-face fatal avec celui qu’ils pensent être le tueur. À moins que, depuis le départ, le trio fasse erreur…
Après le Berlin de 1939 dans Les promises, après Mai 68 dans Rouge karma, place désormais aux années 1980 et à l’épidémie de sida. Depuis plusieurs livres, on sent votre volonté de partir d’un épisode historique pour faire ensuite émerger l’enquête. Pourquoi cette démarche ?
J’avais rendez-vous avec le nazisme depuis longtemps. Je savais que je finirais par raconter cette période diabolique, ce triomphe du mal qui, par essence, m’attirait. Mais j’étais terrifié à l’idée d’écrire un roman historique parce que ça suggérait forcément des recherches, de la documentation, une restitution précise. Finalement, je me suis lancé et j’ai écrit Les promises. Ça a débloqué quelque chose. J’ai adoré ce travail de reconstitution, recréer une époque différente, façonner un décor ancien. Ça exige un travail sur la langue et sur le vocabulaire, c’est passionnant.
Il y a aussi une autre raison. J’éprouve une forme de lassitude par rapport à l’invasion de la technologie dans les procédures policières. Aujourd’hui, la police, c’est des types derrière leur ordinateur ou des mecs en blouse blanche qui analysent des poils de moquettes. En revenant dans le passé, je renoue avec un côté plus humain, le porte-à-porte, les interrogatoires, les vieux flics solitaires qui font marcher leurs méninges.
Dans le cas de Sans soleil, il y a quand même une particularité, c’est une époque et un monde que vous avez bien connus ?
J’avais 20 ans dans les années 1980, je fréquentais un peu le Palace et Les Bains Douches. J’ai bien connu ce monde nocturne. Il soufflait un incroyable vent de liberté, notamment pour la communauté gay qui s’affichait enfin, jouissait à fond de cette émancipation. C’était même devenu à la mode d’être gay. Puis, en un claquement de doigts, extinction des feux. Le sida est venu balayer cette innocence. La peur s’est emparée de tout le monde, les victimes se sont multipliées sans que l’on comprenne tout de suite l’origine de la maladie. Ce basculement et cette psychose représentaient, selon moi, un ressort dramatique parfait pour ancrer un polar. Si vous regardez de plus près, chaque période historique que je choisis est associée à une forme de chaos, qui est par essence le terreau le plus fertile pour faire émerger le mal.
Un mot sur la forme du roman : pourquoi avoir choisi de faire paraître ces deux tomes simultanément ?
J’ai conçu cette histoire en un seul livre, mais il est vite devenu trop gros. Il n’est plus possible aujourd’hui de proposer au lecteur un pavé de 900 pages, c’est un peu rebutant. Avec mon éditeur, on a tout de suite vu qu’il y avait deux grandes parties qui pouvaient être scindées. Une première où les soupçons se portent sur un tueur. Une seconde où l’on se met à douter des conclusions de l’enquête. La première partie se passe exclusivement à Paris et l’autre nous emmène dans d’autres pays. Ça nous semblait alors assez logique de faire un diptyque. Deux tomes qui sortent en même temps. Un premier qui peut se suffire à lui-même : au final, ça se rapproche un peu d’une série.
On retrouve dans Sans soleil une autre de vos marques de fabrique, les associations originales, désaccordées…
En choisissant trois protagonistes d’âges, de genres et de milieux très différents, je voulais offrir au lecteur une vision en trois dimensions sur les événements. Un flic, une étudiante, un médecin : chaque membre de mon trio voit les choses avec sa sensibilité, avec son histoire, avec ses traumas aussi. C’est ce qui fait leur force !
Cela fait presque 30 ans que vous plongez aux racines du mal, que vous racontez par le menu des crimes atroces. Est-ce qu’on finit par être atteint par tout ça ?
Pas du tout. Il se trouve que j’ai un imaginaire sombre. C’est comme ça. Il y a toujours eu des a priori sur moi. Des gens pensent que j’aime la violence, que je me complais dedans, que je l’encourage presque. C’est absolument le contraire. On écrit sur ce qui nous dérange. Je n’irais pas jusqu’à parler de dénonciation, mais je cherche à creuser mon aversion pour la violence et la cruauté humaine. On se fait souvent une fausse image de moi. On s’imagine que comme j’écris des histoires terribles, sanglantes, je suis un vampire ou je ne sais quel monstre froid. Dans la vie, je suis tout l’inverse de mes romans. Je compare beaucoup le travail de l’écrivain à celui de l’artisan. Tous les jours de l’année, qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il neige, je me mets au travail. J’ai mon histoire en tête, j’essaie de la raconter le mieux possible, avec une distance raisonnable avec les choses. J’écris simplement des livres, je ne me laisse pas envahir par les idées noires.
Vous êtes l’un des romanciers français les plus lus et, finalement, on en sait assez peu sur vous.
C’est vrai. D’ailleurs, j’ai commencé à écrire un livre plus personnel pour expliquer les racines de mon imaginaire, les raisons de mes obsessions morbides. Une sorte d’autobiographie dans laquelle je raconte mes origines très particulières et comment elles infusent toute mon œuvre. J’ai réussi à transformer une angoisse profonde de l’enfance en une pulsion artistique. Je trouve ça intéressant de le partager.
Est-ce que ce sera aussi l’occasion de régler quelques malentendus entre vous et les acteurs du milieu ?
Pour les littéraires, je suis un auteur de polar, et pour la pseudo-élite du polar, je suis un mec à best-sellers. Je flotte dans les limbes des best-sellers. J’ai quand même eu plein de bons papiers, même si, bien sûr, une frange de la presse m’a toujours royalement ignoré. Et encore, j’ai l’impression que les choses sont en train de changer.
Quand on voit la destinée d’Olivier Norek en rentrée littéraire, est-ce qu’on peut dire que les barrières entre polar et littérature blanche sont définitivement en train de tomber ?
Il y a un côté Pierre Lemaitre dans la démarche d’Olivier Norek. Je pense qu’il y a une volonté de briguer un grand prix. Personnellement, je serais incapable d’adopter cette vision stratégique. D’abord, parce que je n’ai dans la tête que des histoires sombres et que je ne me vois pas écrire autre chose que du polar. Mais ça prouve quand même qu’aujourd’hui, si un auteur étiqueté polar bascule dans la blanche, il peut avoir une forme de reconnaissance. Ce qui paraissait absolument impossible il y a 20 ans.
Quels auteurs figurent dans votre panthéon du polar ?
J’ai découvert le polar avec James Ellroy et, depuis, je n’ai pas trouvé mieux. Ce style nerveux, violent, épuisant même parfois, tout ça mis au service d’une histoire qui vous happe de bout en bout. C’est impressionnant de maîtrise. Si je devais vous faire découvrir un auteur moins connu, je citerais Martin Cruz Smith et son roman Gorky Park, le début de la série avec son inspecteur Arkadi Renko, un trafic de fourrure qui se mêle à une grande histoire d’espionnage. Du côté des auteurs français, je ne comprends pas qu’on ne cite pas Sébastien Japrisot plus souvent.
Une question enfin sur votre rapport au cinéma : vos romans ont été beaucoup adaptés au cinéma et à la télévision. Comment avez-vous vécu ces différentes expériences ?
Je suis un enthousiaste du cinéma. Toutes les fois où l’on m’a adapté, j’ai été très heureux. C’est un milieu beaucoup plus intéressant, beaucoup plus marrant que l’édition. Il y a beaucoup d’argent, il y a des stars, du glamour, des égos qui se disputent. Les autobiographies de réalisateurs, d’acteurs, c’est toujours passionnant, alors que dans une autobiographie d’auteur, il ne se passe pas grand-chose. Ceci étant dit, j’ai des relations très compliquées avec ce milieu, parce que quand vous commencez à mettre un pied là-dedans et que vous voyez comment un film est fait, vous prenez peur. J’ai participé à mes adaptations, mais aucune ne m’a satisfait. Si vous arrivez à peu près à finir le boulot et qu’il y a quelque chose sur l’écran, c’est déjà pas mal…