Le grand voyage (2004), Les hommes libres (2011) et aujourd’hui Mica : dix ans après son dernier long-métrage, le réalisateur franco-marocain Ismaël Ferroukhi revient avec un film sensible et solaire sur un jeune garçon prêt à tout pour bouleverser son destin.
En arabe, « mica » signifie « sac plastique » : comme beaucoup d’enfants pauvres errant dans les souks, Mica – incarné par le jeune Zakaria Inan – espère empocher quelques dirhams en écoulant quelques-uns de ces sacs de fortune qui peuplent le paysage et finissent généralement jetés à la mer, à l’image des innombrables enfants des rues livrés à eux-mêmes et dont personne ne semble se soucier, comme renvoyés dans l’angle mort de la société. Envoyé par sa famille travailler dans un club de tennis de Casablanca fréquenté par des enfants de bonne famille, Mica va se découvrir un certain talent pour le tennis grâce à l’aide d’une ex-joueuse professionnelle devenue coach, Sophia, interprétée par Sabrina Ouazani – révélée en 2003 dans L’esquive d’Abdellatif Kechiche et qu’on retrouvera prochainement dans la saison 3 de Plan Coeur sur Netflix. Mica progresse à une vitesse fulgurante et de nouvelles possibilités s’offrent à lui. Mais un pas de côté suffira à le ramener à la réalité et à la tentation de « brûler » (la « Harga ») – terme employé au Maghreb pour désigner celles et ceux qui se risquent à une traversée clandestine vers l’Europe.
Jamais dans l’emphase, tout à la fois pudique, sensible et ancré dans le réel, Mica est un film gorgé d’espoir et pleinement lucide sur les faits sociaux qu’il enregistre. Ismaël Ferroukhi nous raconte la genèse de son troisième long-métrage tourné au Maroc, son pays natal, et évoque le long cheminement qui a mené à sa réalisation.
D’où vous est venue l’histoire de Mica ?
Tout est parti de deux rencontres.
La première, c’était il y a plus de vingt ans. J’avais rencontré un jeune homme près d’un club de tennis, à Casablanca. Il m’a raconté sa vie dans les bidonvilles avec sa famille. Il travaillait au club comme ramasseur de balles. C’est là qu’il s’est mis à jouer au tennis, à enchaîner les tournois, avant d’entraîner des joueurs à son tour et de gagner sa vie. « J’ai construit une maison pour ma mère », m’avait-il confié. C’était une belle histoire.
La deuxième, c’était il y a quelques années. Je sortais d’un repas chez un ami, vers deux-trois heures du matin ; en rentrant chez moi, je croise un groupe de gamins, de 10 à 15 ans, complètement perdus et livrés à eux-mêmes, vers La Chapelle. Ils parlaient à peine français et semblaient très agressifs. Sentant un peu la tension monter, je réussis à me faire accepter grâce à quelques cigarettes. Comment s’étaient-ils retrouvés là ? J’ai vite compris qu’il ne fallait pas leur poser trop de questions. Ces gamins ne font plus confiance à personne depuis longtemps. En réalité, la plupart étaient déjà à la rue avant d’arriver en France. Suite à cette rencontre, j’ai commencé à faire mes recherches sur la question des mineurs isolés, j’ai essayé de comprendre les raisons de leur fuite, remonter à la source du problème.
C’est là qu’est né Mica : j’ai rassemblé les deux histoires, car je voulais adresser le problème des mineurs isolés étrangers tout en réalisant un film rempli d’espoir montrant que d’autres alternatives sont possibles, l’essentiel étant que l’on prenne la mesure de la situation catastrophique de ces enfants.
Comment ménager les deux récits sans que l’un ne prenne jamais le pas sur l’autre ?
Il fallait que rien ne soit jamais acquis et que tout soit sur le fil du rasoir. On ne sait jamais avec certitude si Mica va s’en sortir ou non. Sans main tendue, sans mentor, il n’y a rien. C’est déterminant pour moi. Zakaria Inan (Mica), qui joue pour la première fois de sa vie, a eu peu ou prou la même trajectoire. Quelqu’un l’a repéré dans le club de tennis où son père travaillait. Aujourd’hui, il est en train de changer de statut grâce au tennis. Il a tout de suite compris le personnage. En tout cas, il ne fallait pas être prévisible et rester sur ce fil où tout peut basculer d’un côté comme de l’autre. Rien n’est jamais acquis pour ces enfants marginalisés et rejetés, voire déshumanisés.
Trouver le bon angle pour aider ces mineurs n’est pas évident. Lorsque Sophia se met en tête d’aider Mica, elle ne cherche pas à l’emmener à l’école ou dans une association, car elle sait à quel point le problème est complexe.
Le monde des enfants est parfois cruel. C’est une réalité qui dépasse le film (…)
Ismaël Ferroukhi
Vous insistez beaucoup sur l’image de l’oiseau et le regard de Mica à travers les fenêtres, la moindre ouverture vers l’extérieur.
Je ne voulais pas faire un film sombre, la situation est certes difficile, mais il y a toujours cette petite lumière, cette lueur d’espoir sur laquelle on peut zoomer et qui ouvre vers les possibles…
Mais cela peut aussi matérialiser une barrière ou un enfermement…
Effectivement, d’ailleurs l’espace du court de tennis le représente bien. Lorsque Mica parle avec les enfants du club, un grillage les sépare. Il y a toujours cette frontière entre eux qui montre que Mica est isolé, le plus souvent enfermé dans sa chambre, qui est elle-même enfermée dans un club… Comme dans une prison à ciel ouvert, au beau milieu de Casablanca.
Le film montre également une certaine cruauté des enfants les uns envers les autres.
Le monde des enfants est parfois cruel. C’est une réalité qui dépasse le film : par exemple sur le tournage, en dehors des prises, il y avait un semblant de confrontation entre Zakaria et les autres enfants. Contrairement aux autres, il ne parlait pas du tout le français et le comprenait à peine, ce dont il avait un peu honte. Un jour, il est venu me voir en larmes, un peu énervé. Je lui ai dit : « N’oublie pas une chose, tu as le rôle principal, tout le monde voudrait l’avoir ». Ça l’a requinqué. C’était aussi une confrontation liée au tennis, lorsqu’il jouait avec les autres pendant que l’on se préparait à tourner. Parfois, je laissais faire. Pour le match de fin, ce sont ses vraies réactions que l’on voit à l’écran. Je ne lui ai pas dit que la caméra tournait. J’utilisais le réel pour nourrir le film, lui donner de la force et de l’enjeu.
Dans vos films, les images se suffisent à elles-mêmes, il n’y a pas de discours martelé à l’écran. Y a-t-il néanmoins un fil rouge qui les traverse ?
Ce qui me motive, c’est l’aspect humain et universel. Lors d’une projection, un spectateur brésilien est venu me dire que l’histoire de Mica pourrait se passer dans son pays. Je ne voulais pas faire un film moralisateur et sentencieux. J’ai voulu voir comment s’émanciper lorsqu’on part de ce genre de situation. Lorsqu’il se bagarre avant son premier match, c’est son passé qui le rattrape subitement. Il n’a pas pris la mesure de ses actes, il a laissé filer sa chance et on se dit que c’est fini pour lui. On apprend surtout de ses erreurs et de ses échecs, et le tennis est parfait pour ça.
Pourquoi avoir choisi d’engager Sabrina Ouazani dans le rôle de Sophia, qui va rapidement devenir l’entraîneuse de Mica ?
Je l’avais rencontrée à l’époque du casting de Les hommes libres (2011), mais elle était trop jeune pour le rôle. Néanmoins j’ai tout de suite remarqué que c’était une super actrice, très généreuse. Quand j’ai fini le scénario de Mica, j’ai pensé à elle immédiatement, je ne voyais personne d’autre dans le rôle. Elle a été partante dès le début et a joué le jeu à fond. Sur le tournage, on se comprenait très bien et elle avait une relation très forte avec Zakaria. Pour lui, elle incarnait un espoir à la fois dans et en dehors du film. Il était très impressionné, et un peu amoureux… (rires) !
C’est un projet qui a mis un certain temps à voir le jour – dix ans séparent vos deux derniers films. Comment expliquez-vous cette longue attente ?
J’avais commencé à écrire un autre projet après Les hommes libres, mais qui est malheureusement tombé à l’eau… Je me suis mis en tête de réaliser un film plus rapidement, Mica. Mais j’ai mis cinq ans à essayer d’obtenir des financements. Le casting a été très éprouvant, le tournage s’est déroulé en deux parties, le montage aussi, puis la postproduction a été interrompue par le Covid… Le film a été très compliqué à faire. Heureusement qu’on ne voit pas le hors-champ ! C’était toujours sur un fil, comme une résonance avec l’histoire de Mica.
Au vu des difficultés à mettre ce film sur pied, je me suis progressivement rendu compte qu’il y avait des éléments du scénario qui n’étaient plus réalisables, qu’il fallait que je simplifie mon film au maximum. Mais les contraintes permettent souvent d’aller à l’essentiel. Je faisais évoluer le scénario au fil de mes recherches et il a fallu le retravailler de nombreuses fois avant de trouver le bon tempo.
Avez-vous déjà votre prochain film en tête ?
Dans le prochain film que je suis en train d’écrire, je vais cette fois-ci raconter l’histoire de Hicham, l’ami de Mica qui a « brûlé ». Ça se passera à Marseille. Je suis allé voir la source, maintenant je m’intéresse à ces enfants une fois arrivés en France.
Mica de Ismaël Ferroukhi – avec Zakaria Inan, Sabrina Ouazani, Azelarab Kaghat – 1h44 – En salles le 22 décembre 2021