La série Arte s’appuie sur le match retour de 1997 entre le champion du monde d’échecs Garry Kasparov et la machine Deep Blue. L’Éclaireur a rencontré son réalisateur, Yan England, par ailleurs cocréateur et coscénariste du show, et demandé à Yasmina Salmandjee, spécialiste des nouvelles technologies, comment le match retour se déroulerait aujourd’hui.
Après avoir fait sensation en mars dernier au festival Series Mania, où elle a remporté le Grand Prix de la compétition internationale, la série Rematch se dévoile enfin. Cette production Arte, disponible sur la plateforme arte.tv et à l’antenne les 17 et 24 octobre, ne fait pas mentir la réputation qui l’a précédée. Nerveuse, perturbante et profonde, il s’agit d’une totale réussite.
Match retour
Tout en prenant des libertés avec la réalité, la série retrace en six épisodes un événement qui a bien eu lieu en 1997, à New York, à savoir un match d’échecs en six parties qui opposa celui qui était alors le champion du monde de la discipline – le Russe Garry Kasparov – à Deep Blue, un ordinateur d’une puissance hors normes pour l’époque. Mais ce match n’était pas comme les autres : c’était un match retour.
En effet, en 1996, à Philadelphie, Garry Kasparov avait battu Deep Blue. Quand la série démarre, le vainqueur, compétiteur né, doit confirmer à la planète entière ce qu’il avait prouvé l’année précédente : que l’intelligence humaine a encore de beaux jours devant elle. Toutefois, IBM, entreprise américaine spécialisée dans le matériel informatique qui a conçu Deep Blue, est déterminée à remporter la revanche.
Son action en bourse chutant depuis six ans, IBM voit dans une potentielle victoire de sa machine le moyen de rappeler au marché qu’elle reste une société qui compte. Créé par Yan England, André Gulluni et Bruno Nahon, et écrit par les deux premiers, Rematch met, dès son pilote, les choses au clair. Et le duel s’annonce féroce.
Si Garry Kasparov, interprété par le Britannique Christian Cooke, guide le récit, le show ne s’attarde pas que sur lui. « Derrière Deep Blue, il y a des êtres humains, qui, eux aussi, ont des enjeux majeurs, nous confie le réalisateur Yan England. Nous tenions à ce que la série leur accorde la même importance. »
Une galerie de personnages captivants
Dès le premier épisode, et outre Garry et son entourage proche – sa mère (Trine Dyrholm) et son agent (Aidan Quinn) –, le public fait connaissance avec des protagonistes qui seront tout autant développés, comme Helen Brock (Sarah Bolger), vice-présidente Recherche & Développement d’IBM, jeune maman, pour qui la victoire de Deep Blue est indispensable pour la suite de sa carrière.
Il y a aussi Guan-Lin Ren (Orion Lee), surnommé PC, employé méprisé de chez IBM, créateur de Deep Blue, qui cherche à repousser les limites de la technologie, et Paul Nelson (Tom Austen), Grand maître d’échecs, mobilisé par IBM pour améliorer Deep Blue et dont la relation avec Garry Kasparov est complexe.
Tous les personnages de la série ont des intérêts différents qui se heurtent, ce qui ne sera pas sans dommages. « Rematch, c’est un thriller psychologique où l’affrontement se déroule sur l’échiquier et en dehors », commente Yan England.
Des parties filmées comme des matchs de boxe
Mais comment rendre haletante une histoire qui, aussi bien écrite soit-elle, se déroule principalement dans la salle accueillant le match et les locaux froids d’IBM ? La réponse : en optant pour des choix de mise en scène efficaces. « Pour moi, il était essentiel que les personnages soient constamment en mouvement », explique le réalisateur.
« Je voulais circuler avec eux. Pour Garry en particulier, avant les parties, il était nécessaire qu’on soit avec lui dans sa loge et qu’on le suive jusqu’à ce qu’il monte sur scène. Et, plus globalement, la caméra devait tout le temps bouger. Cette fluidité, c’est un aspect que nous avons beaucoup travaillé avec Jérôme Sabourin, le directeur de la photographie, et Sylvain Lemaître, en charge de la conception visuelle. »
Yan England a également veillé à rendre les parties d’échecs palpitantes. Durant celles-ci, Garry Kasparov n’est pas face à Deep Blue, mais face à un autre ordinateur, intermédiaire entre la machine et PC ou Paul Nelson, qui déplacent les pièces.
« L’idée a été de filmer ces parties comme des matchs de boxe, analyse le cinéaste. Nous avons échangé avec de nombreux joueurs et tous nous disaient, comme le soulignait lui-même Garry Kasparov dans ses interviews, que lorsqu’ils jouent un coup, cela a un impact. Il coupe le souffle de l’adversaire. Ces coups aboutissent à un uppercut, qui met K.O. C’est le même dispositif en boxe. »
Il poursuit : « Dans les parties, il était donc fondamental de voir les coups – qui ont tous été vraiment joués – et de maintenir ce mouvement de la caméra. La place du son était capitale. Il fallait entendre le glissement des pièces. De même, lorsque Garry en déposait une plus fortement sur l’échiquier, le son devait faire comprendre que c’était l’équivalent d’un coup de poing dans le ventre. Le tout devait être connecté aux émotions véhiculées par les acteurs. Un sourire de Garry ou une étincelle dans les yeux de PC ou Paul en disent long. »
Des acteurs impliqués
La prestation des comédiens est clé dans la réussite de la série. Sarah Bolger, Orion Lee, Tom Austen… Tous sont impeccables, à l’image de Christian Cooke, impressionnant dans la peau de Garry Kasparov. Ce dernier s’est énormément documenté pour préparer son rôle. « Ça lui a servi de base pour créer son propre Kasparov, car je ne voulais pas qu’il soit dans l’imitation, souligne Yan England. En revanche, je lui ai demandé de devenir un excellent joueur. Les professionnels qui regarderaient le show devaient croire à 100 % au moindre de ses gestes. »
Christian Cooke, mais aussi Tom Austen (alias Paul Nelson), ont bénéficié de l’aide de deux stars des échecs : le Britannique Malcolm Pein, avec qui ils se sont entraînés, et le Hongrois Gergely Antal, qui les accompagnait sur le tournage, accueilli en partie à Budapest. Christian Cooke et Tom Austen ont par ailleurs appris par cœur le déroulé de chaque partie vue dans la série.
Donner une incarnation à Deep Blue était l’un des autres défis de la mise en scène. « Nous avons reconstruit la machine dans ses dimensions exactes, tout en lui apportant de la vie, dévoile le réalisateur. Dans cette démarche, le son a là aussi été un des éléments déterminants. Je voulais qu’on entende la mécanique, le souffle de Deep Blue. »
La machine est un personnage à part entière, qui cannibalise l’esprit de tous, y compris du spectateur. Pourtant, elle a une présence réduite à l’image, notamment parce qu’elle n’était pas physiquement là lors des parties. « Garry Kasparov avait réclamé qu’elle soit sur scène, mais IBM avait refusé, affirme le cinéaste. Sans doute pour un motif simple : c’est quand elle est absente que Deep Blue est la plus effrayante. »
Une résonance forte avec notre époque
Outre ses qualités artistiques, ce qui fait de Rematch une série passionnante, c’est sa faculté à résonner avec notre époque. En la visionnant, on ne peut s’empêcher de penser aux débats actuels autour de la cohabitation avec la technologie. Et une interrogation taraude : si Garry Kasparov était confronté à une machine en 2024, comment ce match se déroulerait-il ?
Eh bien, le duel ne générerait aucun suspens, car Garry Kasparov serait face à une intelligence artificielle invincible. Yasmina Salmandjee est autrice de nombreux ouvrages sur les nouvelles technologies, dont, chez First Interactive, L’Intelligence artificielle générative pour les Nuls (la nouvelle édition est attendue pour février 2025) et ChatGPT pour les nuls, dont la deuxième édition a été publiée en mars dernier.
Elle est aussi Prompt Engineer – ce métier consiste à faire que les IA répondent au mieux aux attentes des utilisateurs. Autre corde à son arc : elle est professeure à aivancity, la grande école de l’IA et de la data. Interrogée par L’Éclaireur, elle nous explique pourquoi l’issue du match serait déjà connue avant qu’il ne commence.
« De nos jours, c’est mathématiquement impossible qu’un champion gagne contre une IA, détaille la spécialiste. Elle peut calculer toutes les options pour chaque pièce de l’échiquier en une fraction de seconde. Elle anticipe tout. Dans son jeu, Garry Kasparov pouvait sacrifier une pièce pour déstabiliser la personne en face et lui faire croire qu’il avait une mauvaise analyse de la partie. Mais pour l’IA, ce sacrifice, c’est un coup parmi tant d’autres qu’elle a intégrés depuis longtemps. »
Yasmina Salmandjee va plus loin en détaillant le fonctionnement d’AlphaZero, un des logiciels IA aptes à jouer aux échecs. « AlphaZero est mille fois plus puissant que Deep Blue. C’est une IA qui a “appris” en jouant toutes les parties possibles et s’est entraînée contre elle-même. […] Certains joueurs d’échecs estiment néanmoins qu’ils pourraient encore gagner lors des blitz, ces parties hyper rapides [Paul Nelson en joue une dans le premier épisode, ndlr]. Mais, dans ce cas-là aussi, l’IA est programmée pour gagner. Et puis, l’IA ne ressent aucune pression de la part des médias ou de son environnement ! Et elle n’est jamais fatiguée. Deux paramètres évidents, mais qui entrent en ligne de compte. »
Pour Yasmina Salmandjee, l’IA est à voir comme « un super assistant ». « Elle aide les joueurs à s’améliorer. Il faut sortir de cette posture qui consiste à considérer qu’elle est malveillante, qu’elle ne cherche qu’à battre. Et il faut avoir en permanence conscience qu’une IA reste une IA. »
Cette dernière remarque fait écho à ce que l’on observe dans Rematch : les personnages perdent en rationalité, car, au fur et à mesure, ils oublient que Deep Blue est une avancée technologique, fruit de personnes faites de chair et d’os. Les failles et la vulnérabilité de chacun se révèlent. Et la série de poser cette question : les machines ne nous rappellent-elles pas notre humanité ?