Qu’est-ce que la violence ? Pourquoi les séries qui la mettent en avant ont-elles autant de succès ? Le philosophe Gilles Vervisch s’est interrogé sur notre rapport à ces programmes violents.
Game of Thrones, Squid Game, la Casa de Papel… Propulsées par les plateformes, les séries violentes ont été visionnées par des millions de spectateurs et sont devenues des phénomènes. Gilles Vervisch est professeur de philosophie et il analyse les œuvres cultes de la pop culture (notamment dans son livre Star Wars, la philo contre-attaque – La Saga décryptée ou sur sa chaîne YouTube). L’Éclaireur l’a interrogé sur le succès de ces programmes brutaux et la fascination des spectateurs pour ces derniers.
Comment définiriez-vous la violence d’un point de vue philosophique ?
Pour Aristote, tout ce qui est contre nature est violent. Par exemple, jeter une pierre vers le ciel est violent, car elle tombe naturellement vers le bas. Le fait de la lancer dans les airs, donc vers le haut, est contre nature. Si je devais donner une définition, je dirais que c’est un usage de la force illégitime. C’est le fait de porter atteinte à l’intégrité physique ou psychologique d’une personne, de manière injustifiée et excessive. Être fort, c’est savoir résister et se dominer soi-même. Au contraire, la violence est l’arme des faibles.
Les derniers grands succès des plateformes sont essentiellement des programmes violents. Comment expliquez-vous cet engouement ?
Il y a plusieurs explications. La première, c’est le fait que nous sommes fascinés par des univers ou des comportements qui nous sont étrangers. Par exemple, ma série préférée de tous les temps, c’est Les Soprano. La mafia n’est pas mon quotidien et je ne m’y retrouve pas du tout. Il y a un côté dépaysant par rapport à ma vie personnelle. Après, il y a aussi un rapport d’attraction, fascination et répulsion. Finalement, est-ce que cette violence nous est si étrangère ? Il suffit de regarder, sur la route, les bouchons de curiosité. C’est un concept étrange… La plupart des automobilistes ralentissent sur la route quand ils voient une voiture sur le côté et des gyrophares de police. Freud appelait ça l’instinct de mort : il y a un plaisir pris à la destruction et au spectacle de la destruction. Cet engouement révèle sans doute des pulsions de mort chez chacun d’entre nous.
Ces programmes ont-ils un effet cathartique ?
Il y a forcément cet effet, ça satisfait chez nous une certaine violence. On adore regarder Game of Thrones car il y a du sang et du sexe, tout ce que la morale réprouve. La question est de savoir si “l’homme est un loup pour l’homme”, comme l’affirme Hobbes. Nous avons une nature mauvaise, égoïste ou agressive. Hobbes et Rousseau sont des philosophes du contrat. Pour eux, l’existence de l’État, des lois et des institutions permet de créer des règles pour que tout le monde puisse vivre sans s’entretuer. Sinon, ce serait la loi de la jungle. Rousseau pense que les hommes se sont moralisés et éduqués grâce à ces règles. À l’inverse, Hobbes affirme que si on retire toutes ces lois, ce sera le retour à l’état de nature. Freud en parle dans Métapsychologie. Il dit qu’il pensait que la nature humaine était bonne, mais que, finalement, la guerre révèle notre nature profonde. Donc qu’est-ce qui explique le succès de ces séries ? Malgré des millénaires de domestication, il y a quand même toujours une nature humaine violente qui est là, dans le fond.
Donc elles nous permettraient de satisfaire nos pulsions violentes ?
On retrouve le concept de catharsis dans la Poétique d’Aristote. On pourrait le traduire littéralement par “la purgation des passions”. Pour lui, les tragédies ont une fonction cathartique dans un sens médical. On va aux toilettes pour se purger physiquement et éliminer ce qui nuit à notre corps. Là, on extériorise ce qui nuit à la santé de l’âme. On regarde ces séries pour rire, pleurer, ressentir des émotions… D’un point de vue contemporain, ça correspondrait à un défoulement qui s’oppose au refoulement chez Freud. On prend du plaisir à regarder une œuvre d’art parce qu’elle nous décharge des sentiments négatifs, à commencer par la violence et la pitié. Au-delà de ça, il faut admettre que la violence nous fascine. On adore regarder des documentaires ou des séries sur les serial killers, par exemple.
Sur Twitter, de jeunes spectatrices se disaient d’ailleurs amoureuses de Joe Goldberg, le meurtrier de la série You. Ces programmes n’ont-ils pas banalisé la violence ?
Non, je pense que ces ados confondent fiction et réalité. Le fantasme et le réel. Elles sont amoureuses de ces serial killers tant qu’elles ne sont pas en danger. L’effet cathartique fonctionne aussi parce qu’on sait que c’est fictif. Je suis bien heureux de ne pas vivre chez les Soprano. Je sais que c’est de la fiction donc je peux m’y abandonner. Ce qui nous plaît dans l’art, c’est la transgression, le fait de dépasser les limites, les personnages ambivalents… Ce sont des choses qui nous déplaisent dans la réalité mais qui nous font du bien parce qu’on sait qu’elles sont fictives.
Pourtant, Squid Game est réaliste. De nombreux spectateurs n’ont pas pu regarder tous les épisodes, car ils étaient trop violents pour eux.
Quand ça se rapproche de la réalité, ça peut effectivement devenir compliqué pour certains. Le premier jeu m’a mis mal à l’aise, car j’ai tout de suite pensé au Bataclan. Quand on est Français, ce 1, 2, 3, Soleil rappelle cet événement et c’est traumatisant, car le réel entre en jeu. Mais j’ai adoré Squid Game car je l’ai regardé avec mon œil de prof de philo. La plupart des battle royale se déroulent dans des dictatures et les joueurs sont obligés de participer. La différence avec Squid Game, c’est que ça se passe en Corée du Sud. Le message sous-jacent est que même si on est dans une démocratie, il y a une dictature capitaliste. Les participants se retrouvent contraints de jouer à cause de leur situation économique. Être pauvre, c’est être privé de liberté.
Cette série n’est pas seulement un plaisir sadique à voir de la violence, elle pose plein de dilemmes moraux et éthiques. On se demande ce qu’on aurait fait à leur place : est-ce qu’on aurait aussi trahi nos amis ? Dans le cinquième jeu, un personnage en pousse un autre par-dessus la passerelle en verre pour faire avancer le jeu. Il passe pour un méchant mais c’est un parfait exemple du dilemme du tramway : un tram est lancé à vive allure et cinq personnes sont coincées sur la voie. S’il continue tout droit, il va les tuer. Mais une déviation est possible. Je suis l’aiguilleur et si j’actionne le levier, le véhicule va aller sur d’autres rails et tuer une seule personne. Le dilemme est de savoir ce qui est bien : est-ce plus moral de laisser le tramway tuer cinq personnes sans rien faire, ou agir et en tuer une par ma volonté ? Squid Game n’est pas seulement cathartique, elle nous interroge aussi sur notre nature, nos choix… Paradoxalement, c’est une série très morale. Je ne pense pas qu’on puisse tenir une heure et demie devant un programme purement violent.
Avez-vous l’impression que les séries sont de plus en plus violentes ?
On entend beaucoup que la société l’est de plus en plus, mais il faut vérifier. En réalité, je pense qu’elle est beaucoup moins violente qu’avant. C’est la même chose avec les séries. Après, les antihéros sont de plus en plus au centre des œuvres. Hitchcock disait que plus le méchant est réussi, plus le film l’est. Donc, pourquoi ne pas se débarrasser du gentil ? Ça donne des films comme Cruella, Maléfique, le Joker… J’ai donné à mes élèves le sujet : “Peut-on être méchant et heureux ?” Le problème, c’est que les méchants ne se pensent pas mauvais. Dans You, Joe justifie tous ses actes en disant que c’est pour la bonne cause. La vraie question, c’est pourquoi on aime autant ces antihéros ? Je pense que c’est parce qu’ils font des choses qu’on n’ose pas reproduire.