Plusieurs mangas récemment parus en France témoignent de visions plus modernes et inclusives du couple et de la famille, et livrent des histoires touchantes qui questionnent largement le modèle traditionnel.
Récemment paru aux éditions naBan, le manga Vies d’ensemble, au-delà des mots de Fumiya Hayashi suit le quotidien de Takeda et d’Arita, deux jeunes adultes qui ont décidé d’habiter dans le même appartement. Ils ne sont pas vraiment un couple, mais ils se sont résolus à former un foyer et à organiser leur vie de concert. Le regard des autres interroge beaucoup Arita : il a du mal à assumer cette situation floue sur laquelle son entourage projette beaucoup de choses.
Comment définir cette colocation et l’intimité qu’il ressent au quotidien avec son ami ? C’est la question qui se pose au fil des pages très poétiques de cette série qui questionne la notion d’amitié, de couple, de solidarité et de pression sociale. Loin d’être un cas isolé, Vies d’ensemble fait partie d’une vague de bandes dessinées japonaises questionnant de plus en plus le modèle traditionnel de la famille nippone et le fonctionnement des relations de couple.
Des notions qui bousculent les romances japonaises
Bien entendu, le moule traditionnel de la comédie romantique façon manga est toujours là : un cadre lycéen, une fille qui rencontre un garçon inaccessible (ou le contraire), une infinité de péripéties et de quiproquos pour en arriver à une mise en couple qui sert d’apothéose. Mais la société japonaise évolue et, avec elle, la manière de raconter les relations.
C’est par exemple le cas de l’œuvre d’Hakari Hatta, Et plus si affinités ? (paru chez Akata), qui aborde la notion (souvent taboue) de la différence de libido dans le couple, de la manière de l’évoquer et d’aller de l’avant, dans un Japon encore extrêmement réticent à parler de ces sujets.
Dans ce récit centré autour de la notion de communication et de partage, on suit ainsi les aventures d’une lycéenne extrêmement impatiente de vivre sa « première fois », mais qui suspecte son petit ami, pourtant légèrement plus âgé et expérimenté qu’elle, de ne pas la désirer du tout. L’occasion d’évoquer la notion de désir, la place de la sensualité dans le couple ou encore la question du « moment idéal » pour passer certains caps relationnels.
On voit, plus largement, se multiplier les récits cassant la vision traditionnelle de la mise en couple conduisant inévitablement au mariage ou à une romance classique. Par exemple, Partners 2.0, manga très remarqué de SOURYU, met en scène un duo de sexfriends décidant de ne pas étiqueter leur relation, située entre amitié et sensualité, mais ne se traduisant pas par la constitution d’un couple au sens classique du terme.
De même, de plus en plus de titres mettent en scène des familles dans lesquelles les rôles traditionnels s’effacent au profit de foyers reflétant davantage les évolutions de la société japonaise. C’est par exemple le cas de la comédie La Voie du tablier, dans lequel un homme décide de gérer le foyer tandis que sa femme travaille : un phénomène jadis rarissime au Japon, mais de plus en plus commun.
Des familles homoparentales plus heureuses et mieux représentées
On remarque plus largement que la pop culture japonaise fait de grands progrès dans la représentation de couples et de familles s’éloignant du modèle hétérosexuel et patriarcal traditionnel. Et ce, en cohérence avec la société nippone, dans laquelle les droits des couples et des familles de même genre sont désormais un débat national, aux résultats salués par Amnesty International.
Il y a dix ans encore, les mangas et anime mettant en scène des familles queers, a fortiori représentées sous un jour positif, étaient rarissimes, à l’image du manga Le Mari de mon frère de Gengoroh Tagame. Une œuvre fondatrice, très en avance sur la question en 2014. On pense aussi au vénérable Family Compo de Tsukasa Hojo, qui présentait un couple de parents trans formant un foyer heureux dès 1996, mais qui était alors quasiment seul sur son créneau. Une période révolue : les œuvres de ce type sont de plus en plus courantes, et souvent portées par des autrices et des auteurs concernés par ces problématiques.
Des représentations pas toujours frontales ou parfaitement assumées, mais qui n’en demeurent pas moins importantes. Miss Kobayashi’s Dragon Maid décrit ainsi assez clairement la constitution d’une joyeuse famille homoparentale, tandis que le dessin animé d’action Buddy Daddies a été très remarqué en 2023 pour sa représentation touchante de deux hommes confrontés à la parentalité après l’adoption d’une petite fille.
Un marché du manga en ébullition
Plus les années passent, et plus les pionniers de la représentation des nouvelles formes de couple et de famille sont suivis par de nombreuses histoires similaires explorant toute la complexité de l’amour romantique et familial dans le Japon moderne. On pense, notamment, à Je crois que mon fils est gay qui nous montre le regard d’une mère envers son fils queer, What did you Eat Yesterday ?, décrivant le quotidien d’un couple homosexuel loin des clichés et des stéréotypes souvent accolés au yaoi ou encore le superbe Éclats d’âme, qui explore le concept de famille choisie.
Notons néanmoins que le monde du manga ne verse pas non plus dans l’angélisme en décrivant une situation désormais harmonieuse et parfaite. La forte pression hétéronormative et patriarcale mise sur la vie des individus, célibataires comme en couple, est, elle aussi, largement représentée dans certaines œuvres.
Des problématiques que l’on retrouve dans les recueils de Kabi Nagata évoquant la solitude et la dépression, dans le récit autobiographique Asana n’est pas hétéro d’Asana Sakuma qui nous parle du regard parfois stigmatisant de ses compatriotes, ou encore dans le Blue Flag de Kaito, qui voit son personnage principal subir un coming out malveillant.
Toujours est-il que le milieu éditorial japonais semble n’avoir jamais été aussi loin pour décrire les évolutions sociétales concernant le couple, la famille ou encore la parentalité, avec de plus en plus de pertinence et de finesse. Et on ne va certainement pas s’en plaindre.