À l’occasion de la réédition du roman de Pierre Boulle, retour sur le destin d’un monument de l’imaginaire.
Pour notre plus grand plaisir, les éditions Julliard, maison historique du roman français, ont entrepris depuis quelques mois de rééditer les classiques de leur catalogue pour leur offrir une seconde jeunesse. Après Les Choses de Georges Pérec l’année dernière et Bonjour Tristesse de Françoises Sagan au début de l’année, c’est aujourd’hui un autre chef-d’œuvre qui nous tend les bras : La Planète des singes de Pierre Boulle.
À force d’être surexploité par la machine hollywoodienne – du film de Franklin Schaffner avec Charlton Heston (1968) jusqu’à la nouvelle trilogie initiée en 2011 par Rupert Wyatt, en passant par la réécriture de Tim Burton avec Mark Wahlberg (2001), on comptabilise au total dix adaptations –, on avait presque oublié que cette histoire inoubliable est à l’origine un monument de l’imaginaire français paru dans les années 1960.
L’incarnation de la science-fiction française
Héros de la Résistance, Pierre Boulle effectue pendant la Seconde Guerre mondiale quantité d’opérations pour la France gaulliste en Asie du Sud-Est. De cette expérience rocambolesque, il tirera un autre roman culte, son premier succès, Le Pont de la rivière Kwaï (1952). Ce roman largement autobiographique sera lui aussi adapté au cinéma par David Lean, en 1957, avec Alec Guinness dans le rôle principal et une bande originale mémorable.
De retour en France après la Libération, le romancier se spécialise dans les récits d’aventures exotiques et guerriers et acquiert une grande notoriété dans son pays, mais aussi aux États-Unis où Le Pont de la rivière Kwaï l’a propulsé au rang de star. Mais la consécration vient avec la publication en 1963 de La Planète des singes. L’idée du livre lui vient lors d’une promenade au zoo : devant la cage des gorilles, il est impressionné par les expressions typiquement humaines de ces grands singes et commence à imaginer un monde où les rôles seraient inversés, où lui-même se retrouverait en cage, surveillé par des gardiens poilus, devenus civilisés.
C’est le point de départ d’une histoire onirique, farfelue et sacrément déroutante, qui bouscule tout ce qu’on aurait pu attendre d’un roman français. Après José Moselli et surtout le maître René Barjavel, Pierre Boulle devient le pionnier de la science-fiction française, son émanation la plus populaire.
L’imaginaire du vivant
Un manuscrit enfermé dans une bouteille est retrouvé dans l’espace par un couple en voyage spatial. Il raconte le périple entrepris en l’an 2500 par un vaisseau désireux d’explorer le système de Bételgeuse, une étoile géante. À son bord, un trio d’aventuriers composé du savant professeur Antelle, de son disciple, le jeune physicien Arthur Levain, et du journaliste et narrateur de cette aventure, Ulysse Mérou, accompagnés de leur chimpanzé Hector.
Après un long voyage, le drôle d’équipage se pose sur une planète baptisée Sorror, en référence à sa ressemblance avec la Terre. Mais, excepté la topographie, rien, mais alors vraiment rien ne ressemble à notre monde. Pour preuve, sur cette planète, ce sont les singes qui règnent en maître sur des hommes pourchassés et réduits en esclavage.
D’un côté, une humanité tribale, sauvage, dépourvue de langage et qui semble privée d’intelligence ; de l’autre, des singes vivant en société, disposant de la technique, aimant l’art et la culture. La société simiesque est d’ailleurs répartie comme la nôtre et se retrouve en proie aux mêmes questionnements. Les gorilles dominent par leur force et leur autorité naturelle, les chimpanzés sont des scientifiques désireux de faire progresser l’espèce et les orangs-outans sont des illuminés conservateurs. Tous tentent de vivre ensemble et de faire concilier les visions économiques, sociales, philosophiques. Et il se pourrait bien que l’irruption de ce trio d’humains intelligents vienne bousculer une harmonie fragile.
Avec cette formidable aventure, Pierre Boulle fait sourire jaune les lecteurs qui croyaient appartenir à l’espèce suprême, il gifle l’anthropocentrisme et questionne les rapports entre l’être humain et l’animal. Au fond, lequel des deux est le plus humain ? C’est toute la question qui se pose au fil des mésaventures d’Ulysse Mérou et de ses compatriotes. Une littérature de l’imaginaire portée non pas sur la machine, mais sur le vivant. Une œuvre d’une actualité saisissante.