Décryptage

Katharina Volckmer et Phœbe Hadjimarkos Clarke : filles de mauvais genre

08 janvier 2024
Par Léonard Desbrières
Katharina Volckmer.
Katharina Volckmer. ©Liz Seabrook

[Rentrée littéraire 2024] L’une est franco-américaine, l’autre est allemande. En cette rentrée hivernale, elles font paraître toutes les deux des romans hautement inflammables qui subliment le genre pour pointer du doigt les perversions coupables de nos sociétés. Âmes sensibles s’abstenir.

Il y a un lien évident entre littérature de genre et questions de genre, entre littérature de genre et exploration de la sexualité. Il suffit de décortiquer le terme « queer » pour se rendre compte de cette profonde imbrication. Si on l’associe aujourd’hui, avant tout, à une communauté rassemblée autour d’une quête de liberté sexuelle et d’affranchissement des normes, sa définition première, la plus stricte, est associée à l’étrange, à ce qui sort des sentiers battus, à ce qui dérange parce qu’il est différent.

Comme un symbole, Carmilla de Sheridan Le Fanu (1872), le premier roman ouvertement lesbien, est également un roman de vampires. Au cœur du fantastique se pose la question de l’émancipation, des désirs interdits qui s’assouvissent et bousculent l’ordre établi. Du Là-Bas de Huysmans (1891) à L’Abîme de Nicolas Chemla, paru à la rentrée dernière, les écrivains de l’imaginaire n’ont cessé de creuser ce sillon transgressif et sulfureux, cet engagement aussi. Pour que le genre soit le miroir déformant de notre monde cruel, pour que sous des airs d’imaginaire, le roman questionne le réel.

Couverture du livre Là-bas de Huysmans. ©Flammarion

En dignes héritières de cette lignée, Phœbe Hadjimarkos Clarke et Katharina Volckmer illuminent cette rentrée d’hiver avec des objets littéraires non identifiés et pulvérisent les stéréotypes qui voudraient que la littérature de genre soit une affaire de mecs. Écrivaines vénéneuses, qui ont élu domicile dans l’étrange, elles réussissent haut la main l’épreuve du second roman en proposant des histoires dérangeantes et engagées. Des satires et des contes sous forme de cauchemars éveillés.

Katharina Volckmer, trash machine

Son premier roman avait fait l’effet d’une bombe. Jewish Cock, traduction de « Bite juive ». Un titre plus qu’évocateur qui disait tout de l’aventure littéraire qui allait nous être proposée. Sous la forme d’un monologue suffocant, corrosif et trashissime qui laissait le lecteur ébahi, dans un mélange de torpeur et de fou rire, Katharina Volckmer donnait voix aux névroses d’une femme instable, se débattant autant avec ses origines allemandes qu’avec son identité sexuelle.

Couverture de Jewish Cock de Katharina Volckmer.©Grasset

Installée sur le siège de son gynécologue, Sarah déverse un flot de paroles intarissable sur son pauvre interlocuteur. Sa fascination pour un créateur japonais de sex-toys, le dénouement de Titanic, sa relation haute en couleur avec un certain K, tout est prétexte à d’interminables diatribes.

Puis la conversation dérive et Sarah explique son idée folle : elle voudrait qu’on lui greffe un pénis circoncis. Par cet acte, elle règlerait ses deux névroses d’une pierre deux coups, elle ferait un doigt d’honneur au passé nazi de son pays et modifierait ce corps de femme qu’elle ne supporte plus. Derrière le trash, le destroy et le cul, c’est à une satire décapante que nous convie la romancière allemande. Un petit théâtre déroutant, dérangeant, porté par une seule voix, qui s’empare avec une intelligence jubilatoire des questions d’identité sexuelle, d’origines et d’héritage.

« Si un jour, vous vous chiez dessus, il y a des chances que cela se produise sur le seuil de votre porte. »

Katharina Volckmer
Wonderfuck

Avec Wonderfuck (Grasset), on tient déjà la première phrase de l’année. Avec sa plume insolente, ses formules explosives et ses idées à dormir debout, Katharina Volckmer nous embarque dans un nouveau trip hardcore. Son rat de laboratoire, le catalyseur des perversions de notre temps, se nomme cette fois Jimmie. Jeune homme déjanté, originaire de Sicile, il travaille dans un call-center londonien et vient en aide aux voyageurs qui rencontrent un problème avec leur réservation. Mais venir en aide est un bien grand mot quand on sait les conseils qu’il prodigue et les questions qu’il pose à travers le combiné.

Sous le regard médusé, mi-fasciné, mi terrifié de ses collègues, il cuisine ses interlocuteurs, se mêle de leur désir, creuse leurs petits secrets. Il les travaille au corps pour faire « érupter » frustrations et perversions. Plus qu’un employé incontrôlable qui fait tout pour être licencié, Jimmie devient ce petit diable sur votre épaule, qui vous susurre à l’oreille les pires atrocités, ce mauvais génie, destructeur et futé, qui vous force à dévoiler vos pires côtés.

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Phœbe Hadjimarkos Clarke, dure à queer

En 2021, les très confidentielles éditions Le Sabot faisaient parler d’elles avec le tout premier roman de la maison, une œuvre qui secouait ferme, signée par une débutante, pas le moins du monde impressionnée par son entrée en littérature. Fable survivaliste et roman d’amour lesbien au cœur d’un monde qui se noie, Tabor marquait les esprits par sa capacité à marier les motifs de la catastrophe, de l’effondrement et un imaginaire queer débridé, comme une invitation à l’amour libre qui se joue dans les fantasmes autant que dans la réalité.

Phœbe Hadjimarkos Clarke.©Ben Roscot pour les éditions du Sous-Sol

Aujourd’hui, elle continue de creuser son étonnant sillon littéraire avec un nouveau monument de l’étrange au croisement de la science-fiction, du fantastique et du drame social. Militante blessée par un tir de LBD pendant les manifestations de Gilets Jaunes, Fauvel a trouvé refuge dans un village perdu de la campagne française.

Elle a même dégoté un petit job rémunéré : garder la chienne du père d’une de ses amies. Ou plutôt son clone, puisqu’elle découvre le chien originel empaillé dans le salon. La manipulation génétique semble avoir fait ressortir le pire de l’animal, elle grogne, revient au petit matin avec de la chair collée à ses crocs et du sang sur les flancs.

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Loin du havre de paix qu’elle imaginait, Fauvel découvre une ruralité inquiétante. Les pulsions de la bête l’inquiètent, les habitants de la région se font oppressants. Les extraterrestres font disparaître les gens. Fauvel sent qu’on la traque, elle se perd dans ses fantasmes, sombre dans la paranoïa. La drogue n’aide pas. Une expérience de lecture viscérale qui interroge notre rapport au corps et questionne notre part d’animalité. Un conte à la Perrault sous acide qui se nourrit de nos peurs les plus intimes.

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